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Le commerce du cheval de travail
1862 : 2.914.112 chevaux recensés, 1913 : 3.222.080, 1930 : 2.924.600 (dont 2.500.000, environ, dans l’agriculture). Des chiffres vertigineux, devenus abstraits ; seules les images d’archives nous permettent désormais de prendre conscience de l’omniprésence des chevaux dans la vie quotidienne. Au cœur du paysage hippique français, une activité peu étudiée revêt pourtant une importance fondamentale : le commerce.
Pour bien comprendre, quelques éléments de géographie hippique :
1. Au milieu du XIXème siècle, la France chevaline est encore un ensemble complexe de souches, de types, de races qui se mêlent plus ou moins, s’améliorent ou s’abâtardissent selon les circonstances mais qui, toutes, ont une utilité… donc leur place dans un commerce de proximité ou à plus long cours.
2. Des chevaux de trait (entendons « de harnais », lourds ou légers) sont attelés partout dans le pays, y compris dans les régions où on utilise traditionnellement les bovins. Même là où les bœufs et les vaches ont le monopole des travaux agricoles et forestiers, les chevaux assurent, par exemple, le service des messageries et une partie du roulage.
3. Tout au long du XIXème siècle, l’élevage évolue avec une demande de plus en plus soutenue en chevaux d’attelage et surtout en chevaux de tirage pour les besoins de l’industrie et du transport urbain. Vers 1860, la Poste et le roulage accéléré réforment leurs petits chevaux, rapides et endurants,alors que les transports routiers de proximité sont littéralement décuplés par l’avènement du chemin de fer qui ouvre de nouveaux horizons commerciaux et brasse les populations. L’agriculture, de plus en plus mécanisée, réclame à son tour à partir de 1880, des chevaux puissants pour tirer un matériel perfectionné et lourd.De nombreuses « races locales » disparaissent. Rustiques, parfaitement adaptées aux usages et aux climats locaux, mais d’une force et d’une vélocité limitées, elles sont plus ou moins rapidement délaissées. Quelques-unes demeurent néanmoins, dans des périmètres restreints, pendant deux ou trois décennies encore. C’est le cas du cheval Brennou. Faute d’adaptation, d’autres « races », pourtant réputées, voient les nouvelles routes commerciales s’éloigner d’elles et leur déclin se dessiner. Le grand Flamand, trop lymphatique, s’efface ainsi devant le colosse du Boulonnais. D’ autres, en revanche, évoluent et trouvent de nouveaux débouchés, comme le Postier percheron qui grandit et s’épaissit pour devenir un remarquable camionneur et le cheval d’omnibus par excellence.
4. Longtemps, le commerce garde toutefois le souvenir d’anciennes dénominations et désigne parfois simplement le cheval par son lieu de provenance. Vers 1880, alors que les races chevalines de trait n’existent pas encore officiellement,qu’elles ne sont pas fixées et gérées par les syndicats d’élevage, c’est souvent le morphotype (voire la robe) qui donne « l’origine » du cheval.
5. Sur la carte hippique française, il faut faire la différence entre régions de naissance, d’élevage et d’utilisation. Depuis le XVIIIème siècle, cette distinction est primordiale. Les paysans« naisseurs »des régions bocagères septentrionales et de l’Ouest, entretiennent une jumenterie importante pour le travail des champs ou quelquefois pour la seule reproduction, (c’est alors une pratique extensive, souvent semi-sauvage, en zones marécageuses ou incultes). Dans les deux cas, les juments poulinent chaque année. Leurs « produits » sont vendus au sevrage, seules quelques pouliches restent pour assurer la relève (et quelques jeunes mâles sur lesquels les étalonniers locaux ont une priorité, à commencer par le propriétaire du père du poulain). Le commerce les envoie vers de riches régions herbageuses où les « élèves » grandissent chez des éleveurs qui les éduquent, les sélectionnent, avant de les livrer au commerce avec une plus-value. La grande majorité gagne ensuite les écuries agricoles pour intégrer des attelées où leur dressage sera parfait. Les plus prometteurs reviennent vers l’élevage « de rente »… Il est intéressant de noter que les lieux où on utilise le plus grand nombre de chevaux n’en produisent aucun, à l’image des grandes plaines céréalières et betteravières ou, exemple parfait, des villes.
6.Un cheval de travail, enfin, a souvent plusieurs vies actives : selon son âge, sa force, sa conformation, sa « bonne fortune ». Il n’est pas rare qu’il change de mains plusieurs fois, jusqu’à celles… du boucher !Les marchands de chevaux ont donc souvent une spécialité (exclusive ou non) selon les endroits où ils travaillent et la clientèle qu’ils fréquentent.
Aperçu des différents types de commerce :
Ils constituent un premier niveau de transaction, quantitativement insaisissable mais assurément important. Ils peuvent revêtir plusieurs formes :
Un paysan vend un cheval, son voisin en cherche un… Affaire conclue !
Les marchés communaux ou cantonaux, souvent hebdomadaires, où les chevaux se mêlent généralement aux autres bestiaux, sont un deuxième lieu de rencontre ou se déroulent des transactions ou des négociations pour une vente ultérieure.
La presse locale, par le truchement des « petites annonces », fournit aussi un moyen opportun de rapprocher vendeurs et acheteurs. Les textes sont généralement laconiques (on paye la publication au mot ou à la lettre) et précis afin d’éviter les déconvenues et autres pertes de temps.
A l’occasion, la presse annonce également des ventes spectaculaires dont la portée dépasse aujourd’hui le simple stade de la connaissance hippique pour atteindre une vraie dimension historique.
2. Les foires :
Le commerce forain du cheval est de loin le plus codifié et le plus passionnant qui soit. Il s’agit sans aucun doute du commerce le plus important quantitativement et socialement. Le marchand de chevaux, le maquignon, pour qui la foire est un terrain de jeu lucratif, est une grande figure populaire. Roublard ou déférent, il ne laisse jamais indifférent. Sa malhonnêteté réelle ou supposée est entretenue par tout un légendaire plusieurs fois séculaire. Ce personnage souvent haut en couleur sait vendre car il connait parfaitement l’espèce chevaline mais surtout la nature humaine ! Lui acheter un bon cheval est un motif de fierté dont on ne manque pas de se venter, lui acheter une « rosse » c’est être la victime bien innocente de son insatiable improbité !
Les foires aux chevaux répondent à une géographie et une typologie très marquées. H. de Loncey, célèbre chroniqueur hippique de l’Acclimatation, Journal des Eleveurs, recense en 1888 quelques 850 foires majeures; l’Almanach des foires chevalines de C. du Haÿs plus d’un millier en 1890. L’un et l’autre insistent sur la spécificité des places : chevaux légers, de demi-sang, de gros trait, postiers, chevaux de service, de culture, chevaux entiers, hongres, juments, poulains, poneys, mules et mulets, plus rarement chevaux de luxe… On distingue les foires d’achat, les foires de vente. Sur les premières, on voit principalement des naisseurs ou des éleveurs venus se séparer de leurs jeunes animaux. Les marchands les revendront quelques jours plus tard sur une autre foire, parfois distante de plusieurs centaines de kilomètres à d’autres éleveurs ou à des paysans en attente de relève pour leur écurie, parfois à la recherche d’un jeune cheval à dresser spécialement pour la revente (pour le travail de la vigne dans le sud de la France par exemple). D’ un principe général, sur les foires de vente, les marchands proposent des chevaux « faits »prêts à l’emploi (adultes, dressés).Le chemin de fer joue un rôle essentiel dans ce type de commerce.
Les foires fonctionnent ainsi en réseau, selon un calendrier immuable qui ne laisse guère « chômés » que les mois d’été, les foires de printemps (pour les jeunes chevaux et les adultes) et d’automne (pour les poulains principalement) étant les plus actives. La Bretagne est de loin la région la plus dotée en foires ; 32 communes du Finistère ont une foire, 28 dans les Côtes d’Armor, 25 dans le Morbihan, certaines de ces communes organisent 10 à 15 foires par an ! La plupart est certes d’une modeste importance mais on peut compter 4 à 5000 têtes sur plusieurs d’entre elles, 2 à 3 fois l’an ! Convoyant les animaux d’une foire à l’autre, les marchands font étapes dans les auberges connues (à l’époque toujours pourvues d’écuries) et en profitent pour commercer, leur passage est alors relayé par la presse.
Les foires, selon leur périodicité et leur importance, investissent des lieux variés : ici un champ de foire équipé de centaines de mètres de barres d’attache, là une esplanade polyvalente, ailleurs les rues du bourg ou la « grand place », à moins que ce ne soit un immense terrain communalà la périphérie au village…
Nous reviendrons dans une prochaine communication sur le détail de ce fascinant commerce…
3. Le commerce en établissement :
Il se pratique surtout en ville. La clientèle du marchand de chevaux établi est locale, essentiellement composée de commerçants, d’entrepreneurs, de transporteurs (maisons de camionnage, de déménagement, charbonniers, glaciers, brasseurs et marchands de vins)... Certains de ces marchands sont aussi loueurs de chevaux, de voitures, d’attelages de circonstance avec cocher. L’honnêteté et la bonne tenue sont ici de mise car il convient pour son meilleur profit de satisfaire et fidéliser sa clientèle. On n’hésite pas, par des publicités judicieusement placées dans les annuaires et des journaux choisis, à revendiquer une succession, à afficher ses références…
Les marchands établis s’approvisionnent aussi sur les foires mais certains se sont assuré le soutien d’un réseau de courtiers, intermédiaires remerciés (rétribués) à la commission. Certains sont maréchaux-ferrant, paysans, marchands de bestiaux eux-mêmes, ils sillonnent les fermes pour acheter les chevaux hors foires et guident, à la demande, les acheteurs chez les vendeurs potentiels.
4. Le grand commerce international :
Celui-ci ne concerne que des animaux d’exception, et dans quelques races seulement, entre la fin du XIXème siècle et le premier tiers du XXème.
Sont concernés les chevaux de Trait Breton (vers l’Amérique du Sud, l’Espagne, l’Italie, l’Europe de l’Est), sporadiquement des Boulonnais (vers l’Amérique du Sud) mais surtout le Percheron.
On rapporte que la première marque significative d’intérêt d’un américain pour le cheval du Perche remonterait à 1815. Un certain Morgan, venu en France pour célébrer la Restauration aurait été si impressionné par l’attelage qui relaya sa voiture à Bolbec qu’il voulut revoir les chevaux au retour, il les acheta et les embarqua… Qu’en advint-il ? En 1839, Edward Harris une autre fortune débarquant du New Jersey, fut à son tour à ce point admiratif du train soutenu sur le trajet Le Havre – Paris qu’il fit l’acquisition de 4 chevaux, mais un seul survécu à la traversée. Un second voyage lui permit peu après d’acheter un étalon et 2 juments, mais une mourut encore en mer.
Le siècle avançant (et les traversées se faisant plus sûres et plus rapides avec les grands « vapeurs »), les éleveurs américains, à la recherche de toutes sortes de reproducteurs à transporter sur leurs terres, franchirent de plus en plus l’Atlantique. Si les moutons Mérinos d’Angleterre motivèrent longtemps leur venue, ils passèrent en France d’autant plus volontiers que leur intérêt pour le Percheron ne cessait de grandir. Entre 1870 et 1880, 1.250 Percherons partirent vers l’Illinois, l’Ohio, la Pennsylvanie, 2.600 firent le voyage entre 1881 et 1883, 3.000 pour la seul année 1889. On rapporte qu’un train spécial de 28 wagons fut composé en gare de Nogent-le-Rotrou à destination du Havre. De 1881 à 1890, 4.988 étalons et 2.564 juments furent exportés. Une dizaine d’importateurs sont connus vers 1870, ils étaient une vingtaine en 1880, une cinquantaine 5 ans plus tard !
La crise monétaire qui frappa les Etats Unis entre 1892 et 1899 fit ralentir le rythme, mais les achats reprirent au point que le chiffre record de 3.280 achats fut atteint en 1910.
Les Américains n’hésitaient à payer 4 à 6.000 francs les chevaux convoités, les étalons primés dépassaient fréquemment 10 à 12.000 francs, les champions de la race pouvaient atteindre 20 à 25.000 francs !
Le commerce d’étalons s’avérait particulièrement rémunérateur pour les éleveurs français qui essayaient de fidéliser leur clientèle. Quelques amitiés naquirent, comme celle de M. W. Duhnam et Ernest Perriot, considéré comme le premier étalonnier du Perche dans les années 1880.
Mark W. Dunham (1842-1899) fut le plus grand importateur de chevaux percherons des Etats-Unis. Plus de 1.000 chevaux percherons ont foulé les 800 hectares de son exploitation « OaklawnFarm » à Wayne (aujourd’hui dans la grande banlieue de Chicago). De 1872 à 1880, Mark Dunham importa plus de 300 étalons et 75 juments desquels naquirent 738 poulains entre 1872 à 1900. « OaklawnFarm » était devenue une ferme modèle tant pour l'élevage que la culture. On y expérimentait les nouveaux matériels de la société Mac Cormick.
Une autre figure peu connue de ce grand commerce international mérite d’être citée : le britannique Gerald George Powel (1868-1947). D’ apprenti palefrenier à Basingstoke, il devint au fil des rencontres de toute une vie, par l’exemplarité de ces relations professionnelles et ses remarquables connaissances techniques l’un des plus importants courtiers en chevaux de trait connus. Négociant d’abord depuis la région lilloise des chevaux Boulonnais et Belges pour le marché nord-américain, il s’intéressa rapidement au Percheron. De simple interprète, il devint vite une référence reconnue dans le cercle privé des grands éleveurs au point d’entretenir des liens d’amitié étroits avec plusieurs d’entre eux. Etabli avec sa famille à Nogent-le-Rotrou en 1909, il s’adonna à un commerce intense. Revenu en Angleterre pendant la guerre, il constata l’ouverture du marché anglais à sa race de prédilection. Il fut entre 1920 et 1930, l’un des principaux artisans de l’implantation percheronne dans le royaume britannique. Veillant personnellement aux formalités administratives, au bon acheminement des chevaux et à leur embarquement, il avait la confiance « aveugle » des vendeurs et des acheteurs. Powel négocia également dans l’entre-deux guerres des mulets pour l’armée sud-africaine et des Bretons pour le Brésil. Liquidant ses affaires en 1940, il regagna sa patrie où il décéda 7 ans plus tard. La S.H.P. perdait l’un de ses tous premiers membres.
Si, aux premiers temps, les Américains appréciaient le modèle « postier » (1,50 m. à 1,60 m. pour moins de 700 kg), ils exprimèrent dès le début des années 1880 leur souhait d’avoir des chevaux de même qualité mais plus imposants, aptes à la traction des lourdes mécaniques agricoles comme les moissonneuses, les charrues polysocs qui investissaient les grandes plaines (n’oublions pas l’intérêt qu’ils portaient aux colosses de l’espèce, Shires et Brabançons). L’Administration des Haras se montra réservée - c’est un euphémisme - quant à l’augmentation de la taille et du poids des chevaux de trait, dans lesquels elle voyait avant tout, en ces temps revanchards, la remonte militaire. Mais la loi du marché s’imposa et consacra l’industrie privée.
Les grandes dynasties d’éleveurs-étalonniers confortèrent leur renommée quasi planétaire : Aveline (à la Crochetière, cne de Verrières, au domaine de la Touche à Nogent-le-Rotrou (après 1894), et la Ferme-Neuve, cne de Dorceau ), Chapelle (Le Plessis, cne d’Origny-le-Roux), Chouanard (à Nogent-le-Rotrou, domaine de la Touche jusqu’en 1893 puis la Bretonnerie, cne de Masle), Fardouet (la Beuvrière, cne de Verrières), Perriot (Champeaux, cne de Margon), Tacheau (Saint-Martin-des-Monts près de La Ferté-Bernard) …
Ce désir de porter le commerce vers des chevaux plus gros s’accompagna d’une volonté de gérer rationnellement un élevage qu’on commençait à vouloir développer outre-Atlantique. La nécessité d’établir des généalogies précises s’imposait. Dès 1876, une « Association nationale des importateurs et des éleveurs de chevaux normands » avait vu le jour s’étant fixée comme objectif de tenir un registre d’identification. Y figuraient indistinctement des Picards, des Boulonnais, des Cauchois et des Percherons, tous considérés comme « Normands ». C’était sans compter l’autorité incontestable de Mark W. Duhnam et de I.L Elwood, de l’Illinois, son principal concurrent (mais il faudrait aussi citer James H. Sanders, MM. Thompson, Doolittle, Fletcher, Johnson, Dillon…) que cette appellation ne satisfaisait aucunement. Ils imposèrent en 1882 la création d’un registre scrupuleusement Percheron.
Devant l’insistance américaine, les éleveurs du Perche décidèrent de « labelliser » leurs produits. Les Nivernais l’avait fait en 1880. La Société Hippique Percheronne de France fut fondée le 23 juin 1883 et on ouvrit un livre généalogique. Là encore, les Américains participèrent activement à la rédaction des statuts. Seuls les chevaux (étalons et juments) ayant un caractère bien affirmé et « un état civil » probant pouvaient être inscrits. Le berceau de la race fut par la même occasion circonscrit à 45 cantons de l’est de l’Orne, une frange ouest de l’Eure, l’ouest de l’Eure-et-Loir, l’est de la Sarthe et le nord-ouest du Loir-et-Cher. Le stud-book fut fermé au titre des inscriptions initiales l’année suivante (sauf quelques cas exceptionnels), avant de l’être totalement le 31 décembre 1889. Marqués dans leur prime jeunesse des lettres SP entrelacées (à partir de 1888), les Percherons du Perche se démarquaient désormais, au moins commercialement, des chevaux « percheronisés ». Seule évolution consentie, le nombre des cantons acceptés passa à 49 en 1886 puis à 50 en 1906.
Si les Etats Unis sont toujours demeurés le plus gros importateur (on compte 593 éleveurs en 1890, 1.634 en 1900, 5.338 en 1910), l’Argentine, notamment, se déclara peu après 1900 (7 chevaux achetés en 1900, 84 en 1905, 256 en 1906, 303 en 1908).
Texte et Documents:
Etienne Petitclerc
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