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Vous trouverez une présentation très accessible des articles en allant dans la catégorie "THEMES FAVORIS". Vous y trouverez: carnet adresse, bibliothèque, vidéos,... auteurs et un classement spécifique à chaque catégorie.

Les femmes et les voitures : une longue histoire

“L’élégante au carrosse”, 1921. Harmonie parfaite entre la femme et la voiture. Tableau de Jean-Gabriel Domergue (1889-1962), le peintre de la parisienne.

“L’élégante au carrosse”, 1921. Harmonie parfaite entre la femme et la voiture. Tableau de Jean-Gabriel Domergue (1889-1962), le peintre de la parisienne.

« Cà et là, dans un landau découvert éclatait un bout d’étoffe, un bout de toilette de femme, soie ou velours […] débordant des portières » (Émile Zola, La curée, 1871)

Le terme voitures de femmes peut se définir ainsi : « Voitures construites à l’usage des femmes, soit comme passagères, soit comme conductrices[i] ».

 Les femmes ont été les premières à apprécier le confort, même très relatif, et le luxe ostentatoire des voitures. Au charme de la nouveauté, ces machines ajoutaient la commodité de se déplacer sans fatigue. Elles offraient surtout aux dames l’avantage de paraître vêtues de leurs plus somptueux atours comme dans un écrin, à l’abri des intempéries. La charrette parée de velours bleu et de lys d’or dans laquelle Béatrice d’Anjou entre à Naples en 1265, le char branlant de la duchesse d’Orléans en 1396, et celui d’Isabeau de Bavière en 1405, figurent parmi les plus anciennes voitures connues.

 

Au XVIe siècle, excepté quelques vieillards ou impotents, les femmes sont seules à utiliser les voitures. En 1599, lors d’un séjour à Barcelone, les suisses Félix et Thomas Platter constatent que dans cette ville « les voitures ne sont guère qu’à l’usage des dames, et encore cette mode est-elle toute récente[ii] ».

Deux des plus anciennes voitures conservées, toutes deux dans le château-forteresse de Cobourg, ont été construites la première pour le mariage de la princesse Dorothée de Danemark en 1560, la seconde pour celui de la princesse Anne de Saxe en 1586.


[i] Jean-Louis Libourel : Voitures hippomobiles Vocabulaire typologique et technique, 2005.

[ii]Félix et Thomas Platter à Montpellier. Notes de voyage de deux étudiants bâlois 1595-1599, 1892.

Coche pour le mariage de la princesse Dorothée de Danemark, 1560 (Château de Cobourg).

Coche pour le mariage de la princesse Dorothée de Danemark, 1560 (Château de Cobourg).

Coche pour le mariage de la princesse Anne de Saxe, 1586 (Château de Cobourg).

Coche pour le mariage de la princesse Anne de Saxe, 1586 (Château de Cobourg).

Par la suite, les femmes de qualité disposeront pour elles-mêmes et leur maison de nombreuses voitures. En 1767, la dauphine Marie-Josèphe de Saxe, femme du fils aîné du roi Louis XV, en possède près de quarante : treize berlines, neuf carrosses, quatre chaises de poste, deux vis-à-vis, deux diligences, deux gondoles, une calèche, un soufflet, un diable, une cantine, une litière et des chariots[i].


[i]Colonel du Martray : Les équipages de Marie-Josèphe de Saxe, dauphine de France, d’après Etienne-Denis de Pampelune de Genouilly, écuyer cavalcadour, commandant les écuries de Marie-Josèphe de Saxe, 1919.

Berline évoquant celles de la dauphine Marie-Josèphe de Saxe. Dessin de Jean-François Chopard, vers 1760.

Berline évoquant celles de la dauphine Marie-Josèphe de Saxe. Dessin de Jean-François Chopard, vers 1760.

En 1814, à la mort de l’impératrice Joséphine, les remises de son château de La Malmaison abritent vingt-quatre voitures : quatre berlines de ville, une berline de voyage, trois calèches, deux landaus, deux diligences, un fourgon, une chaise, trois cabriolets, un cabriolet-carrick, un boggay (sic), une gondole, une pourvoyeuse, un chariot de poste, deux chars-à-bancs[i].


[i]Serge Grandjean : Inventaire après décès de l’Impératrice Joséphine à Malmaison, 1964.

Calèche évoquant celles de l’impératrice Joséphine. Duchesne, Dessins de Voitures, 1808.

Calèche évoquant celles de l’impératrice Joséphine. Duchesne, Dessins de Voitures, 1808.

Les chroniqueurs et les journaux du temps raillent le goût immodéré de certaines femmes pour les voitures. « Une jolie femme, une femme à la mode doit avoir plusieurs voitures ; le bon ton ne veut pas qu’elle se montre tous les jours en public dans le même équipage. Il faut que la cour de sa maison ressemble à l’atelier d’un carrossier ; qu’on aperçoive, d’un côté, sous les remises, une Berline, plus loin un Coupé ; de l’autre côté, une Calèche, un Landau et une voiture de voyage, indépendamment des Carricks, des Boggays, des Guigues, des Phaétons, etc., qui semblent appartenir à Monsieur, et destinés à son usage, mais dont Madame a trouvé le moyen de s’approprier la jouissance pendant toute la belle saison[i] ». Certains, comme Le Mercure de France de 1812, ironisent sur celles qui ruinent leurs maris en équipages : « Dorimont jouissait de cinquante mille livres de rente : il s’était d’abord contenté d’une bonne voiture avec deux paires de chevaux ; mais Mme Dorimont voulut un équipage pour elle. Elle n’eut pas plutôt une jolie voiture coupée, qu’elle fit sentir à son mari que rien n’était plus agréable pour la promenade qu’une calèche à quatre chevaux ; il acheta donc une calèche et quatre chevaux espagnols, deux bai-clair et deux gris pommelés. Peu de temps après, ayant rencontré au Bois de Boulogne une duchesse qui avait deux jockeys en suite et deux en avant, elle tourmenta son mari pour trancher de la duchesse ». 

 

Cependant, sur le plan typologique il n’y a pas de voitures exclusivement destinées aux femmes. Pour ces élégantes et délicates passagères, les carrossiers ont seulement donné aux voitures un plus grand confort et un plus grand raffinement intérieur : tissus précieux, couleurs assorties avec soin, finitions impeccables, abondance de poches et rangements divers pour loger toutes sortes de petits objets indispensables aux voyageuses, cantines agrémentées de miroirs et de petits nécessaires, bouillottes, chaufferettes, petits vases à fleurs etc. A la fin du XIXe siècle, quelques très luxueux Park-drags et Road-coachs privés furent aménagés intérieurement en véritables cabinets de toilette pour dames, avec miroirs, lavabo et siège d’aisance en porcelaine alimentés par une réserve d’eau dissimulée dans le coffre antérieur de la voiture. Un Park-drag construit par Joseph Cockshoot à Manchester, les Road-Coaches du carrossier parisien Guiet The Rocket, The Quicksilver, L’Eclipse, possèdent ces aménagements exceptionnels.


[i]Almanach des modes et annuaire des modes réunies, 1815.

Park drag, par Joseph Cockshoot à Manchester, aménagé en cabinet de toilette (Suisse, collection privée)

Park drag, par Joseph Cockshoot à Manchester, aménagé en cabinet de toilette (Suisse, collection privée)

Road coach “The Rocket”, par Guiet à Paris, aménagé en cabinet de toilette (USA, collection privée).

Road coach “The Rocket”, par Guiet à Paris, aménagé en cabinet de toilette (USA, collection privée).

L’ajout d’un marchepied supplémentaire judicieusement placé permettant d’accéder au siège de meneur malgré de longues et embarrassantes toilettes suffit à faire d’un phaéton un “phaéton de dame”. L’abaissement de la caisse d’un duc, facilitant son accès, le transforme en “petit duc” pour dame ou jeune fille.

Phaéton de dame (Le Guide du Carrossier, n° 295, février 1907).

Phaéton de dame (Le Guide du Carrossier, n° 295, février 1907).

Jeune fille menant un petit duc attelé à des chevaux tarbais, par Victor Adam, 1874.

Jeune fille menant un petit duc attelé à des chevaux tarbais, par Victor Adam, 1874.

Duc construit par Million & Guiet à Paris. (Donation Paul Bienvenu au Musée de la Civilisation du Québec).

Duc construit par Million & Guiet à Paris. (Donation Paul Bienvenu au Musée de la Civilisation du Québec).

Le grand raffinement d’exécution d’un Mail-phaéton, signé Labourdette Frères à Paris, conservé dans une collection privée à Golega (Portugal), la douceur et l’élasticité de sa suspension à douze ressorts, sa légèreté et sa finesse, inhabituelles pour ce genre de voiture — généralement robuste et massive — le désignent à coup sûr comme une voiture conçue pour être menée par une femme.

Mail-phaéton de dame par Labourdette Frères à Paris (Golega, collection privée).

Mail-phaéton de dame par Labourdette Frères à Paris (Golega, collection privée).

Quelques créations particulières et uniques ont été inspirées aux carrossiers pour certaines de leurs clientes : le milord à caisse inversée réalisé par Binder vers 1900 pour Elisabeth Radziwill, épouse du prince Roman Potocki, conservé au château de Lançut (Pologne) ; le tilbury démontable construit en 1910 à Paris par le carrossier Grümmer pour Blanche de Clermont-Tonnerre allant visiter la Perse : il se range dans trois malles et ses roues dans une housse, fabriquées expressément par Louis Vuitton[i].


[i]Philippe Gaston Grümmer : Victor Morel and Antoine Joseph Grümmer builders of exceptional carriages, 2022.

Milord à caisse inversée réalisé par Binder vers 1900 pour Elisabeth Radziwill, épouse du prince Roman Potocki (Pologne, Château de Lançut).

Milord à caisse inversée réalisé par Binder vers 1900 pour Elisabeth Radziwill, épouse du prince Roman Potocki (Pologne, Château de Lançut).

Tilbury démontable construit en 1910 par la Maison Grümmer à Paris pour Blanche de Clermont-Tonnerre allant visiter la Perse (Collection privée).

Tilbury démontable construit en 1910 par la Maison Grümmer à Paris pour Blanche de Clermont-Tonnerre allant visiter la Perse (Collection privée).

La préférence des femmes pour certains types de voitures ne fait pas d’elles pour autant, d’un strict point de vue typologique, des “ voitures de femme ”. Dans Paris à cheval (1883) Crafty évoque avec un humour acéré celles que les femmes aiment utiliser : « C’est à l’avenue des Acacias [dans le bois de Boulogne] qu’on voit les vraies voitures de femmes. En tête de cette série, il convient de placer la calèche à huit ressorts, qui reste ce qu’on a trouvé de mieux pour la promenade de l’après-midi […]. En 1830, et même un peu plus tard, la mode voulait qu’on y fût en compagnie : le chic aujourd’hui est d’y figurer seule, ensevelie sous les fourrures ». Déjà en 1815 l’Almanach des modes et annuaire des modes réunies constatait : « la voiture sans contredit la plus agréable, celle dans laquelle, nonchalamment et mollement assise, une femme est vue de la tête aux pieds, c’est la Calèche. Les dames ont pour cette voiture une prédilection particulière ».

Dames dans une calèche. “Equipage de Mme la duchesse de *** à Longchamps. Voiture des ateliers de Touchard avenue de Neuilly”, Le Bon Ton Journal des Modes, 1836.

Dames dans une calèche. “Equipage de Mme la duchesse de *** à Longchamps. Voiture des ateliers de Touchard avenue de Neuilly”, Le Bon Ton Journal des Modes, 1836.

Calèche à huit ressorts, par Banié carrossier à Paris (Château de Bornem, collection Marnix de Sainte-Aldegonde).

Calèche à huit ressorts, par Banié carrossier à Paris (Château de Bornem, collection Marnix de Sainte-Aldegonde).

Selon Crafty encore : « Le coupé huit ressorts, aussi élégant, a l’avantage d’être chaud, et plus favorable aux beautés chancelantes. Le demi-jour qu’il est facile d’y maintenir vaut celui du boudoir le mieux organisé, et nous en savons qui sont soumis à de véritables assauts, aussitôt qu’ils s’arrêtent au bord de la chaussée des piétons, dont les habitantes seraient certainement moins entourées si elles avaient affronté la grande lumière de la voiture découverte ».

”Le rendez-vous”, peinture d’Eugène Guérard (1821-1866).

”Le rendez-vous”, peinture d’Eugène Guérard (1821-1866).

Toujours selon Crafty, la victoria a la faveur des belles conquérantes : « le peu d’espace qu’elle occupe lui permet souvent d’avancer là où une grande calèche serait obligée de s’arrêter, et c’est sans doute à cette facilité qu’elle a de se mouvoir qu’il faut attribuer le succès qu’elle conserve auprès de toute une catégorie de jolies femmes aussi affairées que le boursier le plus ardent à la poursuite des occasions de spéculation. Très excellent véhicule pour rattraper et côtoyer les phaétons et les ducs conduits par les célibataires, elle permet de lancer au passage un mot ou un geste qui fixe une heure et indique un endroit où se rencontrer. Les voitures marchent roues contre roues le temps nécessaire pour l’échange des renseignements indispensables, et le cocher n’a pas besoin d’un ordre pour ralentir ou activer le train quand la conférence est terminée, puisqu’il a tout entendu ».

Dames dans une victoria. “La promenade”, par Eugène Guérard.

Dames dans une victoria. “La promenade”, par Eugène Guérard.

Premières utilisatrices des voitures, inspiratrices de leur luxe et de leur raffinement, les femmes voulurent aussi s’adonner au plaisir de les conduire. Et cela très tôt si l’on en croit une lettre du 24 juin 1718 dans laquelle la Princesse Palatine, femme de Philippe d’Orléans frère de Louis XIV, déclare au sujet de sa petite-fille : « la duchesse de Berry — alors âgée de 23 ans — a les mains fortes comme un homme, elle peut donc très bien conduire elle-même, d’ailleurs c’est la mode depuis longtemps ».

 

Un dessin à la plume, La curée du cerf, exécuté en 1728 par Jean-Baptiste Oudry, montre une jeune femme menant crânement lors d’une partie de chasse quatre chevaux attelés à une voiture couverte d’une haute et large capote à rideaux, avec postillon en volée.

Femme menant un attelage à quatre, avec postillon en volée. Jean-Baptiste Oudry : “La curée du cerf”, 1728, dessin à la plume, détail (Chantilly, Musée Condé).

Femme menant un attelage à quatre, avec postillon en volée. Jean-Baptiste Oudry : “La curée du cerf”, 1728, dessin à la plume, détail (Chantilly, Musée Condé).

Jeune femme menant un phaéton attelé en paire. Dessin, dernier quart du XVIIIe siècle.

Jeune femme menant un phaéton attelé en paire. Dessin, dernier quart du XVIIIe siècle.

Relatant dans ses “ Mémoires” (1747-1783) une visite à Anvers avec Le prince Repnine pour voir un cabinet de tableaux que ce prince voulait acheter, le duc de Lauzun précise qu’il était accompagné de la princesse Czartoriska, laquelle « s’était souvent amusée à mener elle-même à Spa » des chevaux qu’il avait amenés d’Angleterre ainsi qu’un petit phaéton.

 

Le marquis Marc Marie de Bombelles note dans son Journal à la date du 8 juin 1784 : « La reine [Marie-Antoinette] a été au Petit Trianon […] Je l’ai vue y allant en cabriolet à un cheval qu’elle menait, son cocher assis derrière et deux piqueurs précédant ce leste équipage ». L’impératrice Eugénie avait une vingtaine de chevaux à son service personnel, notamment des poneys qu’on attelait à ses ducs et qu’à la campagne elle menait elle-même.

Etude pour le cabriolet de la reine Marie-Antoinette, par Louis-Auguste Brun, dit Brun de Versoix, entre 1783 et 1789. (Genève, Musée d’Art et d’Histoire)

Etude pour le cabriolet de la reine Marie-Antoinette, par Louis-Auguste Brun, dit Brun de Versoix, entre 1783 et 1789. (Genève, Musée d’Art et d’Histoire)

A Londres, aussi téméraires que les plus insouciants jeunes gens, Lady Archer et la duchesse de Devonshire se risquent à conduire d’extravagants et dangereux Crane-neck phaétons. Lady Lade, passionnée de chevaux, tout comme son époux membre fondateur du Four-Horse Club, mène à grand train dans Hyde Park son High-perch phaéton.

Dame intrépide menant un High-perch-phaeton. Caricature anglaise, fin du XVIIIe siècle.

Dame intrépide menant un High-perch-phaeton. Caricature anglaise, fin du XVIIIe siècle.

La reine d’Espagne Isabelle II menait fréquemment, tantôt un tilbury, tantôt un phaéton « avec tant de grâce et de maestria, non sans causer quelques frayeurs à sa passagère l’Infante doña Josefa, par la grande vitesse qu’elle faisait prendre aux chevaux qu’elle conduisait[i] ». Familier de la comtesse de Montijo, mère de l’impératrice Eugénie, souvent passagère de la reine Isabelle II, Prosper Mérimée exhorte son amie à la prudence : « malgré ce que vous me dites de l’habileté de Sa Majesté Catholique pour conduire son phaéton, je vous conseille de ne pas conduire votre voiture de même… Peut-être la reine vous donnera de son audace, et vous lui donnerez de votre retenue [ii]». A l’exemple de sa royale mère, l’Infante Isabelle de Bourbon, que les madrilènes surnommaient  affectueusement "la Chata" ou "la plus espagnole des infantes", était un magnifique et audacieux aurige avec quatre chevaux. Lors de la “romeria” de San Eugenio on pouvait fréquemment l’admirer maîtrisant au grand trot quatre chevaux ou quatre mules.


[i]Carlos Cambronero : Isabel II intima, 1908

[ii]Prosper Mérimée avait conseillé à la comtesse Montijo, en séjour à Toulouse entre 1839 et 1841, de commander une voiture « à Toulouse où l’on fabrique très bien les voitures de voyage, et peut-être plus solides qu’à Paris. Outre qu’elles coûtent un tiers moins cher, elles ont encore l’avantage d’être plutôt et plus économiquement rendues à la frontière d’Espagne » (Jean Fourcassier : Une ville à l’époque romantique : Toulouse, trente ans de vie française, 1953).

Attelage de mules de la reine Isabelle II à Paris où elle était en exil depuis 1870 (Le Guide du Carrossier, n° 160, août 1883)

Attelage de mules de la reine Isabelle II à Paris où elle était en exil depuis 1870 (Le Guide du Carrossier, n° 160, août 1883)

Le goût de la conduite en guides se répand chez les femmes de la bonne société dès le milieu du XIXe siècle. « On avait commencé à admettre qu’à la campagne une femme honnête puisse mener un poney. Dès 1855 les femmes les plus hardies menaient timidement à la campagne. En 1860, elles l’osaient hardiment à la campagne et timidement à Paris, le matin. En 1880, la chose était passée dans les mœurs, même l’après-midi […]. En 1890, les femmes mènent non seulement des paniers, mais aussi des voitures à deux roues, avec une hardiesse à précipiter les probabilités de l’héritage en France ». Ces lignes caustiques ne sont pas l’œuvre d’un odieux mysogine, comme on pourrait le croire, elles ont été écrites par une femme, la duchesse de Fitz-James sous le pseudonyme Croqueville dans son livre Paris en voiture, à cheval, aux courses, à la chasse (1892).

 

Au XIXe siècle les femmes apparaissent aux guides de toutes sortes de voitures. « Les charrettes anglaises et les paniers attelés de poneys microscopiques et conduits par les mains délicates des plus jolies femmes de Paris descendent au petit trot la chaussée du milieu […] Rien d’amusant à voir comme ces réductions d’équipages, la plupart excessivement soignés, véritables jouets d’enfants par la dimension et par le plaisir qu’ils donnent à leurs conductrices. Le cart à deux roues en bois verni, traîné par un cheval à l’état embryonnaire, est plus particulièrement employé par les personnes habituées à donner preuve d’indépendance, qui ont soin de n’emmener aucun groom. Excellent véhicule pour celles qui ont des explications à demander aux cavaliers isolés, et ne veulent pas initier leur livrée à certaines conférences quotidiennes, mais secrètes […] Les jeunes mères de famille ont une préférence marquée pour le poney-chaise, qui leur permet d’emmener, à défaut de leur mari, un ou plusieurs de leurs héritiers. C’est la seule voiture déjà sérieuse qu’il soit agréable de voir conduire à une femme : elle y est assise et non juchée[i] ».


[i]Crafty :Paris à cheval, 1883..

Poney-chaise (Le Guide du Carrossier, n° 308, avril 1909)

Poney-chaise (Le Guide du Carrossier, n° 308, avril 1909)

Dans ses ouvrages Paris au Bois et Paris à cheval, l'illustrateur Victor Eugène Géruzez, sous le pseudonyme de Crafty, a su évoquer, non sans ironie, le plaisir des dames à conduire leurs équipages.  

« Beaucoup de femmes qui n’auraient pas osé conduire de grands carrossiers, besogne réservée au vilain sexe, se trouvèrent toutes disposées à atteler des poneys ou des chevaux de petite taille dont l’apparence légère et élégante laisse supposer qu’on peut les diriger sans avoir recours à la force. Sûres de ne pas être comparées à des charretiers, nos demi-mondaines se décidèrent les premières à des promenades matinales qui leur fournissaient l’occasion de se produire en public sous un nouvel aspect, de montrer des toilettes spéciales et de tailler au coin des allées, avec  les cavaliers de leur connaissance, des bavettes qui ne sont pas toujours sans résultats […] Bientôt les jeunes mères désireuses de faire prendre l’air à leurs bébés, trouvèrent commode l’emploi de ces voitures-joujoux traînées par des quadrupèdes inoffensifs, et prirent la file. Les jeunes femmes qui n’avaient pas d’enfants à conduire donnèrent leur place à leurs maris. Celles qui n’avaient ni enfants ni maris à promener emmenèrent un groom, et, à l’heure qu’il est, toutes les femmes, jeunes ou vieilles, qui peuvent nourrir un poney, s’accordent cette inoffensive distraction [i]».


[i] Crafty : Paris au Bois, 1890.

Jeune mère de famille conduisant une petite charrette anglaise. Peinture d’Otto Eerelman (1839-1926).

Jeune mère de famille conduisant une petite charrette anglaise. Peinture d’Otto Eerelman (1839-1926).

Les plus audacieuses, haut perchées sur le siège de Park-drags ou de Road-coaches privés, dirigent avec sûreté les attelages à quatre chevaux de ces imposantes voitures. Ainsi, en 1901 à New York, un groupe de jeunes femmes sportives fondent le “ Ladies Four-in-Hand Driving Club ”.

Miss Frederica Webb, une des plus habiles meneuse à quatre du Ladies’ Four in hand Club de New York.

Miss Frederica Webb, une des plus habiles meneuse à quatre du Ladies’ Four in hand Club de New York.

Nombre d’entre elles, telles mesdames Barker, Prince, Pedreno, mesdemoiselles de Buffières, Eustis, Simpkins, la baronne Zuylen de Nyevelt, avaient suivi à Paris les leçons de l’illustre maître Edwin Howlett pour acquérir la maîtrise de la conduite à quatre chevaux.

Dans un article consacré à son mari Emmanuel Zuylen de Nyevelt, paru en 1896 dans la revue La France automobile, Paul Meyan dépeint cette dernière, fille unique du baron Salomon de Rothschild, inspectant minutieusement ses équipages, et indiquant elle-même « soit les quatre poneys, soit les quatre carrossiers, remarquables par leurs hautes actions, qu’elle va conduire avec la maestria superbe d’une sportswoman accomplie ».

La baronne Zuylen de Nyevelt aux guides d’un park drag (photo, vers 1900).

La baronne Zuylen de Nyevelt aux guides d’un park drag (photo, vers 1900).

Edwin Howlett enseignant la conduite en grandes guides à Melle Pierce (Femina, 1er juin 1904).

Edwin Howlett enseignant la conduite en grandes guides à Melle Pierce (Femina, 1er juin 1904).

Le rapport étroit unissant la femme et la voiture est joliment et finement décrit par le journal Les Modes : « La Parisienne attelle bien, avec goût et correction, et cela d’instinct, par un sentiment inné ; certes, elle commet, par-ci par-là, quelques hérésies, mais ces hérésies sont peu visibles pour le public, parce qu’elles se trouvent noyées dans un ensemble tout à fait harmonieux. L’ensemble, voilà son secret ! Elle s’ingénie à ce que chevaux, harnais, cocher, livrée, voiture et toilette soient pour ainsi dire faits l’un pour l’autre, et elle sait sacrifier la robe et le chapeau préférés s’ils ne rentrent pas dans la tonalité obligatoire. Jamais elle n’arborera une couleur qui jurerait avec celle des coussins ; jamais elle ne montera en tonneau dans une toilette trop habillée, elle ne conduira un duc en costume de tennis ; jamais elle ne montera sur le siège élevé d’un tilbury si elle n’a pas une taille svelte et une silhouette élégante [i]».


[i]« Comme attelle la parisienne », Les Modes, n° 17, 1902.

[i]L’Illustration, 2 mars 1907.

La Parisienne attelle bien….

La Parisienne attelle bien….

Des photographies anciennes, notamment celles des Delton père et fils, nous permettent d’admirer quelques-unes de ces élégantes, guides en mains : la baronne d’Ange conduisant son carrick à pompe (1874), l’intrépide duchesse d’Uzès menant le coach du comte Nicolas Potocki, attelé à six chevaux (1886), la célèbre écuyère Rita del Erido dans un phaéton attelé à quatre (1900) ou conduisant un tandem sur une peinture de Bernard Boutet de Monvel (1907),Madame Jacques Guerlain aux guides d’un Pill-box (vers 1925), Madame Frances Dodge menant un duc attelé en paire (1934), la cantatrice Fanny Heldy et son spider enlevé au grand trot par deux admirables chevaux pleins de fougue (1937).

La baronne d’Ange conduisant son carrick à pompe (Delton, 1874).

La baronne d’Ange conduisant son carrick à pompe (Delton, 1874).

La duchesse d’Uzès menant le coach du comte Nicolas Potocki, attelé à six chevaux (Delton, 1886).

La duchesse d’Uzès menant le coach du comte Nicolas Potocki, attelé à six chevaux (Delton, 1886).

Rita del Erido dans un phaéton attelé à quatre (Delton, 1900)

Rita del Erido dans un phaéton attelé à quatre (Delton, 1900)

Rita del Erido conduisant un tandem, peinture de Bernard Boutet de Monvel, 1907 (Indianapolis, Museum of Art).

Rita del Erido conduisant un tandem, peinture de Bernard Boutet de Monvel, 1907 (Indianapolis, Museum of Art).

Madame Jacques Guerlain aux guides d’un Pill-box, vers 1925.

Madame Jacques Guerlain aux guides d’un Pill-box, vers 1925.

Mme Frances Dodge menant un duc attelé en paire, à Rochester hiver 1934.

Mme Frances Dodge menant un duc attelé en paire, à Rochester hiver 1934.

La cantatrice Fanny Heldy et son spider, 1937.

La cantatrice Fanny Heldy et son spider, 1937.

Si la conduite d’un attelage est un loisir pour la plupart des femmes, elle devient pour quelques-unes une véritable activité professionnelle En juin 1906, embarras à la préfecture de police de Paris : une femme, Mme Dufaut, vient de demander à passer l’examen de cocher, métier alors exclusivement masculin. Le tout Paris se met à polémiquer sur le sujet : « Pourquoi pas de femmes cochères ? Il y a des milliers d'années qu'elles conduisent les hommes. Pourquoi ne conduiraient-elles pas des chevaux ? ». Quelques mois plus tard, plusieurs femmes suivaient l’exemple de Mme Dufaut :en février 1907, elles sont sept à exercer dans les rues de Paris le métier de cocher de fiacre, après avoir réussi l’examen de capacité obligatoire[i].

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[i]L’Illustration, 2 mars 1907.

“Paris nouveau. Nos jolies cochères. Les nouvelles Nymphes du bois de Boulogne en 1907 : promeneur surpris par l’apparition, dans une allée solitaire, de deux ravissantes cochères de la “Valentin’s Company”. Carte postale, 1907.

“Paris nouveau. Nos jolies cochères. Les nouvelles Nymphes du bois de Boulogne en 1907 : promeneur surpris par l’apparition, dans une allée solitaire, de deux ravissantes cochères de la “Valentin’s Company”. Carte postale, 1907.

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