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Mémoire de foires
Jean-Claude Perraguin, jadis établi au cœur de la Champagne berrichonne, habite aujourd’hui en Creuse. Il a, depuis peu, renoncé aux gestes paysans qui furent longtemps les siens, c’est pourtant d’une autre vie dont il parle avec un plaisir indicible, souvent teinté de nostalgie : celle du marchand de chevaux. Si les acteurs du commerce des chevaux de travail se font désormais rares, ceux du négoce en foire le sont bien davantage, leur témoignage en devient d’autant plus précieux.
Né en 1935, il avoue n’avoir connu que les dernières grandes foires, celles du déclin, mais il conserve intacte la mémoire familiale. Héritier de trois générations de marchands de chevaux, il est dépositaire d’un savoir professionnel authentique, étonnant, passionnant. Il garde, intacts, les souvenirs de son père et de ses oncles qui fréquentèrent des foires de plusieurs milliers de chevaux …
4 frères et 2000 chevaux
L’histoire commence à Poulaines, dans l’Indre. Son grand-père Louis tient une auberge où les marchands de chevaux et de vaches du Loir-et-Cher (notamment ceux de Saint-Aignan) font étape. En 1880, il décide à son tour de « se mettre marchand », achète une maison, route de Valençay, et fait construire des écuries attenantes. En 1896, cheminant de nuit sur la route de Vatan à Poulaines, il est victime de voleurs qui le laissent presque mort sur la chaussée. Cette agression lance son fils aîné Abel, alors âgé de 16 ans, dans le métier. Ses trois autres fils emboîtent rapidement le pas.
En 1921, les quatre frères Perraguin (de gauche à droite) : Gaston, Daniel, Georges et Abel avec leur parent, tous marchands de chevaux.
Les quatre frères, revenus indemnes de la « Der des Der » (le père de Jean Claude, Daniel, a passé 7 ans dans les Hussards), reprennent ensemble leur commerce. Le démantèlement des immenses plates-formes logistiques américaines qui jalonnent la vallée du Cher est une aubaine : « le colonel de la base de Pruniers (Loir-et-Cher) a vendu 300 mulets réformés à mon oncle Georges, en offrant le champagne et les cigarettes ! » Tous prirent le chemin d’Annecy où un autre marchand « leur fit passer la montagne » (pour l’anecdote, on retrouvait encore en Sologne, il y a quelques années, des colliers et des brides estampillés U.S. Army).
Ils établissent bientôt de solides relations entre la Bretagne et la Bourgogne, le Dauphiné, les Alpes. « Ils passaient plus de 2000 bêtes par an… Ce qui faisait leur force, c’est qu’ils se répartissaient sur les foires. L’oncle aîné restait parfois 3, 4 mois ou plus en Bretagne, à l’achat, de foire en foire. Il prévenait par télégramme l’un ou l’autre frère qui était à l’autre bout de la France, dans l’Isère, en Savoie ou en Haute-Saône et il lui expédiait des wagons de poulains. Sur les grandes foires bretonnes, il négociait presque exclusivement des poulains de 6 mois. Ils naissaient de bonne heure, en février-mars, ils étaient vendus fin juillet, début août. La première foire que mon père faisait (pour vendre) était à la Roche-sur-Foron en Haute-Savoie le 4 ou le 6 août, il y en avait une (pour l’achat) à Menez Bré, avec un pardon, le 2 août. Comme il y avait toujours un peu de battement entre deux foires, on avait le temps de se rendre à la gare d’arrivée des wagons ». La réussite dans le métier suppose de bien connaître les foires d’achat et les foires de vente et de ne jamais se départir de l’indicateur des horaires de chemin de fer, l’infaillible Chaix.
Bien connaître les calendriers des foires… Il existe pour cela des almanachs précis indiquant les localisations, l’importance, le nombre d’animaux par catégorie d’âge et par type. L’autre source inattendue : les dires des gitans. « Tous les gitans faisaient le commerce des chevaux, surtout sur les foires qui étaient sur la route de leurs pèlerinages, mais les paysans s’en méfiaient, ils préféraient s’adresser aux marchands sédentaires, qu’ils connaissaient. A Issoudun, il y en avait qui s’étaient établis, ils travaillaient en groupe, on les appelait la Bande Noire. L’un d’eux avait une boucherie chevaline. Dans les années 1950, il ramassait tous les chevaux de boucherie chez les marchands, il avait une barre à son nom à Vaugirard, il y mettait jusqu’à 50 chevaux, il ne savait ni lire ni écrire, il avait des bagues en or à presque tous les doigts. Il est mort voici 7 ou 8 ans [vers 2002] à Cagnes-sur-Mer où il avait des chevaux de course ».
Un jour cependant, trois des frères se retrouvent à midi sur une foire du Finistère, sans s’être prévenus : « regroupant leurs achats respectifs, ils comptent 120 poulains… et tous ont été payés avant l’embarquement, au Café de la Gare ! »
« Au bout de quelques années, des curieux se sont interrogés sur cette capacité à écouler autant de poulains. Un gars astucieux releva pendant un an toutes les feuilles de destination des wagons en gare de triage du Mans. C’est comme ça qu’il prit connaissance des foires de l’est et du sud-est et qu’il partit avec quelques autres faire de la concurrence à mon père qui avait été le seul pendant 8 ans à amener des poulains bretons à Belfort, en Bresse, dans le Dauphiné… ».
Hôtels et trains de nuit
On peine à imaginer ce rôle essentiel joué par le chemin de fer dans le commerce des chevaux. « Le prix du transport s’établissait au mètre carré, les petits de 6 mois comptaient pour 80 cm2, à 1 ans / 18 mois c’était 1m2, ce n’était pas très cher… L’oncle profitait du transbordement à Guingamp pour en mettre 4 ou 5 de plus qu’il avait eu le temps d’acheter avec des courtiers dans les campagnes alentours et qu’il faisait livrer séance tenante à la gare afin qu’ils se confondent avec les premiers achetés sur les foires du Finistère. C’est là qu’on passait d’un réseau à système métrique aux grandes lignes. Il mettait 22 poulains dans les premiers wagons mais les autres étaient plus grands de 5 m2, je crois, ils pouvaient donc contenir plus, or le prix du transport était fixé à la gare de départ, ce qui fait que les 4 ou 5 en supplément voyageaient pour rien. Mais mon oncle chargeait trop… certains se couchaient, n’arrivaient pas à se relever, ils risquaient d’être piétinés ou étouffés ». Les petits poulains sont « une marchandise fragile » et pour traverser la France, via Le Mans ou Paris, ils passent une journée et une nuit dans les wagons, on doit donc redoubler de précautions à l’arrivée. « Mon père m’a raconté comment il lui arrivait d’empoigner au collet un chef de gare qui refusait de mettre à quai un wagon arrivant en pleine nuit ».
Ensuite, il faut encore se diriger vers un hôtel où finir la nuit. Ils sont nombreux le long des routes, aux carrefours, tous ont des écuries. Les marchands ont leurs habitudes, descendant presque toujours aux mêmes endroits, en allant ou en revenant des foires. A dates fixes, ils sont attendus. « Mon père logeait toujours au même hôtel, après deux ans, il faisait partie de la famille, il logeait pour presque rien. Le patron se relevait pour aider à faire boire les poulains ». L’hébergement se paie à la tête, il comprend l’eau et la nourriture. « Les tenanciers accueillaient bien les marchands car ils leur rapportaient de l’argent et surtout ils attiraient des clients le jour de la foire, et les paysans mettaient toujours des sous de côté pour aller à la foire ». Les hôtels-restaurants sont légion au voisinage immédiat des champs de foire, certains réservent même des salles aux marchands qui s’y installent à une table pour finaliser les achats (c’est-à-dire payer les vendeurs). Certains marchands commercent directement à l’hôtel, par voie d’annonce dans la presse ou par habitude : « mon oncle Georges avait presque tous les samedis un wagon de poulains dans les écuries du Chêne vert, à Bourges (proche des halles), où les paysans venaient quand ils avaient vendu leurs moutons ».
La figure caricaturale traditionnellement colportée par la littérature hippique, l’image du maquignon fendant l’air de son inséparable bâton, la parole facile, prompte à duper l’honnête homme, maquillant et droguant les chevaux, s’effrite. « Ils logeaient aussi chez les paysans qui étaient contents de recevoir un marchand, par exemple à la grande foire de Beaucroissant (Isère), le 14 septembre. Tous les particuliers logeaient des bêtes et la veille de la foire, ils plaçaient leurs chariots en ligne pour attacher les animaux et ils mettaient de la nourriture, alors les marchands donnaient la pièce ». Cette relation avec les paysans est étroite et entretenue : « une nuit, au débarquement à Châlons-sur-Saône, tous les poulains se sont échappés, étant seul, il [mon père] a pu en rattraper à peine la moitié. Il est allé à la foire le matin, avec ceux qu’il avait repris. Les autres ont divagué toute la nuit, mais un cheval va toujours à une habitation à un moment ou à un autre, donc les paysans des alentours les ont récupérés et les ont tous ramenés au petit jour. Ils savaient que les poulains étaient à mon père car il était le seul à amener des Bretons. Il était heureux, il leur a laissé presqu’à moitié prix ».
Toutes les foires ne se trouvent pas à proximité d’une gare. Il faut parfois couvrir 10 à 15 kilomètres et arriver de très bonne heure. « A Mehun-sur-Yèvre (Cher), il fallait être en place à 6 heures 30, le 30 novembre… Mes oncles mettaient à l’époque [dans l’entre-deux guerres] 50 à 80 poulains de 18 et 30 mois, arrivés 2 ou 3 jours avant, mais ils avaient 6 ou 7 commis pour aider. Ils descendaient dans trois hôtels qui avaient des écuries, qui pouvaient accueillir une centaine de chevaux. On se levait à minuit et on se couchait à minuit. Combien de nuits ont-ils passé comme ça, toujours debout, à dormir seulement quelques heures dans le train…Ils avaient une santé de fer ». Malgré les distances à couvrir, il est impossible de trop accélérer, « les poulains n’auraient pas tenu le coup, les étapes n’excédaient pas 20 kilomètres, il ne fallait pas perdre de temps, ça ne marchait pas à plus de 4 kilomètres/heure. A 20 kilomètres de chez moi, il y a la foire de Chambérat (Allier), le lundi après le 15 août. La gare se trouvait à Huriel. Lorsque je vois la route, je pense toujours à mon père qui faisait les 8 kilomètres avec 25 poulains. En 2008, j’ai rencontré l’ancien maire, 82 ans, c’est son père qui le logeait dans les années 1930, il s’en souvenait très bien ».
Le commerce des poulains est une chose délicate : « ils dépérissaient vite, ils baissaient la tête, ils n’attiraient plus le client. Dans les foires au loin, il n’était pas question de les rembarquer, il valait mieux les brader, les vendre à perte. En fin de foire, il y avait toujours des « débarrasseurs » qui en profitaient. J’ai vu laisser un poulain pendant 4 à 6 mois à des paysans, ils s’en occupaient, ce que le marchand ne pouvait pas faire, il s’acclimatait, se refaisait puis on le reprenait ou ils l’achetaient… »
Acheter pour vendre
« Le marchand doit toujours avoir des bêtes franches, qui tapent à l’œil et il faut avoir les animaux qui correspondent à la demande ». A chaque région, ses besoins et ses traditions. « Les rouliers, dans le Centre, achetaient principalement des Percherons, ailleurs c’était des Ardennais, des Boulonnais. En Sologne, les paysans ne voulaient que des petits chevaux adroits pour le maraîchage, des hongres de préférence, et ces gens-là n’en achetaient que 2 dans leur vie ; ailleurs, c’était des juments ». Le commerce des chevaux adultes est sensiblement différent de celui des poulains. Selon l’usage immédiat auquel on les destine, la clientèle a ses exigences de gabarit, d’aptitude, de robe et, toujours, celle de « 4 bonnes jambes ».
« Dans les foires régionales [du Berry], ils emmenaient à l’automne des « laitons », des « 18 mois », des « 2 ans » pour être dressés et au printemps des « un an », sur la foire de Bourges du 3 mai par exemple. Les cultivateurs de la plaine les revendaient à 3 ou 4 ans pour les vignobles du Midi. Ils avaient toujours des bêtes jeunes, quand ils vendaient un cheval dressé, ils achetaient un poulain d’un an, ils ne gardaient que leurs piliers d’écurie pour dresser les jeunes dans les attelées. Les chevaux d’âge se vendaient souvent à l’écurie, les marchands venaient les acheter avec des courtiers dans les fermes [il s’agissait de gens connaissant bien la région qui jouaient les intermédiaires en se renseignant sur les animaux et en guidant ensuite les marchands contre remise d’une commission]. Nous vendions principalement aux paysans mais ces chevaux de culture étaient ensuite revendus. A Vatan, les marchands parisiens achetaient les Percherons des grosses fermes, qu’ils partaient embarquer à Vierzon, les marchands de Clermont-Ferrand recherchaient les chevaux des petits paysans de la région de Graçay pour les mines, eux embarquaient à Châteauroux ».
Les animaux sont convoyés par la route. « Les commis des marchands parisiens étaient très habiles, ils attachaient 8 ou 10 entiers les uns derrière les autres, en à peine 30 minutes, mais c’était dangereux, ces chevaux étaient bourrés d’avoine et ils ne se connaissaient pas, ils devaient les paralyser au tord-nez ». La « coulache », une corde passant autour de l’encolure et maintenue au niveau la queue par la « stroppe » (une petite boucle de corde renforcée de chanvre), permet d’attacher les bêtes à la queue leu-leu en les faisant tirer par le poitrail. La file d’animaux ainsi formée s’appelle une « touche ».
Les transactions sont terminées, le champ de foire commence à se vider. Dans les rues avoisinantes, le transport des animaux s’organise : au second plan, on met en place une « touche ».
Trois des chevaux du premier plan sont équipés de la « coulache », on distingue aussi une « stroppe ».
« Derrière une voiture, on pouvait aussi attacher les animaux en deux bandes, celle de droite devait toujours être plus forte en nombre. En route, il fallait toujours marcher, surtout ne pas s’arrêter pour éviter la pagaille ». Le transport des jeunes animaux relève parfois du défi, comme avec les chevaux Nivernais, des colosses qui, du haut de leurs 2 ou 3 ans, n’ont pas encore vu le licol. La Nièvre est un pays de « naisseurs », de bouviers, où seuls quelques paysans attellent des chevaux. « Ils arrivaient en troupeau avec de vieilles juments dressées, encadrés de plusieurs hommes ». Rendus à l’écurie du marchand, il faut les « dompter » pour les revendre : « ils avaient du caractère, pas méchants mais durs, sauvages. Les « noirs » étaient catalogués, mes oncles les achetaient moins cher et gagnaient de l’argent car ils les revendaient à bon prix dans le Berry où les charretiers de la grande culture les mettaient dans leur attelée et se faisaient une fierté de les dresser. Ce n’était pas le cas des poulains bretons, dressés dans le ventre de leur mère ».
Dans le Finistère, les paysans qui ont vendu leurs poulains « se réunissaient parfois à une dizaine et allaient les livrer eux-mêmes à la gare de Guingamp, ils faisaient 80 kilomètres à pied, ça leur faisait une sortie, ils s’arrêtaient dans les auberges, à toute heure »… Autre particularité bretonne : « le vendeur devait fournir le licol avec 2 longes, sinon le marchand lui retenait 10 francs sur le prix d’achat. C’était sujet à beaucoup de discussions au paiement à la gare. Certains refusaient de toucher leur argent alors le marchand laissait la somme chez un notaire pour ne pas être considéré comme un voleur ». Les frères avaient appris à compter en breton et parlaient quelques mots, pour être compris des hommes…et des chevaux dressés « à la parole » !
Un souvenir en appelle un autre : « à la foire de Morlaix, une des plus grandes d’Europe, mon père a connu les hongreurs qui castraient les chevaux de 3 à 4 ans avant l’embarquement. Ils castraient debout. Il a vu des caniveaux plein de sang tellement il y en avait. Ces chevaux étaient embarqués différemment des poulains, attachés par 4 à chaque bout de wagon, le milieu était libre pour un accompagnateur qui restait avec eux pour les empêcher de se coucher pendant le voyage ».
Hippologie ou psychologie ?
Le commerce en foire obéit à ses règles. « Dans ce métier, on reste toute sa vie apprenti » mais il vaut mieux en acquérir vite les bases. « Les marchands se connaissaient tous, mais ils ne se faisaient pas de cadeaux. Ils voulaient voir arriver les bêtes, c’était facile car autrefois les paysans venaient à pied. Les acheteurs demandaient les prix, les vendeurs souvent majoraient. Certains qui étaient sûrs de pouvoir revendre dans d’autres régions commençaient à acheter. Le cours s’établissait. Il fallait s’y conformer même si on discutait beaucoup. Si on savait qu’on ne pourrait pas revendre, on n’achetait pas, on attendait une autre foire ; en 8 jours, les prix chutaient ou augmentaient. C’était les paysans acheteurs qui nous obligeaient à suivre le cours, car si le céréalier avait eu une mauvaise récolte, il n’achetait pas, un poulain était pour lui un placement. Autres règles, il ne fallait pas demander deux fois la même bête, ne jamais demander à l’éleveur son poulain s’il était en discussion, on pouvait se prendre une claque par l’autre marchand. Il y avait des durs, comme mon oncle aîné. Il fallait tout observer. On devait deviner dans la foule qui était intéressé et qui ne l’était pas, car les chevaux étant côte à côte, l’acheteur risquait de glisser sur une autre bande. On tressait la queue avec de la paille de seigle en laissant dépasser un petit bouquet au-dessus de la croupe, quand le cheval était vendu, on coupait la paille, alors on ne nous le demandait plus ; quand un marchand commençait à couper ses pailles, ça attirait du monde ».
Ambiance de foire vers 1905-1910 à Baugy, modeste chef-lieu de canton du Cher. Il s’y déroule 7 fois par an. Celles de la Saint Marc (25 avril) et de la Saint Clément (23 novembre) comptent parmi les plus grandes de France. La première est réputée pour les chevaux de gros trait et de trait léger de 3 à 8 ans dont le premier choix part vers Paris. La seconde est consacrée aux poulains.
Un licol en grosse toile à liserés rouges typiques du commerce, la sous-gorge et le frontal sont en cordelette.
Par crainte d’être « volés », tous les paysans ne fréquentent pas les foires et, par goût ou par choix, tous les marchands non plus. Le commerce forain est un exercice particulier. « Mon oncle connaissait absolument tout du métier, il débarrassait les autres des bêtes invendables et, lui, les revendait. Il avait appris le métier avec des anciens et des gitans. Il ne faisait que très peu de commerce de maison [sédentaire] ». On dit les marchands voleurs mais sur une foire, « le client a ses yeux pour voir, un marchand peut aussi se faire voler s’il a mal vu ». Il existe en outre des foires spécialement réputées pour les chevaux tarés, à vices, les bêtes qui ne sont pas franches du collier, comme à Blet (Cher).
En 1900, il n’était pas rare que des paysans payent en pièces d’or, « moi, ça m’est arrivé pour deux poulains en 1975, à la foire de la Sainte Catherine à Amboise ». Les louis rejoignaient sans discussion le reste des gains dans l’inusable portefeuille en cuir de porc, enchaîné au gilet : « je me suis servi de celui de mon père et je conserve aussi celui de mon oncle Abel. L’or ? Il a servi à acheter des terres pour la famille ».
La concurrence pouvait être rude et les préférences régionales clairement affichées. « La première fois que mon père est allé en Alsace, à Altkirch (vers 1920-1922), il a dû laisser son wagon à moitié prix aux marchands locaux qui avaient interdit aux paysans d’acheter à un étranger, eux bien sûr ont revendu les poulains à bon prix… Plus tard, deux oncles et le marchand d’Annecy qui avait appris le métier avec eux - ils ont travaillé quelques années ensemble - en sont venus à se battre dans une auberge ! »
Vers la fin d’un monde
Puis les temps ont changé. « Mon père a arrêté après la Seconde Guerre mondiale, quand il s’est retrouvé seul. Il s’est installé à Reuilly ».
Père et fils ont encore fait quelques voyages mais les grandes foires déclinent, le nombre des chevaux y est en chute libre, le grand commerce périclite. « On vendait encore des petits Bretons aux jardiniers de Vierzon dans les années 50, aux derniers camionneurs. Les dernières années, nous n’allions plus que dans la Nièvre, c’était moins loin, ça faisait moins de frais. Le transport devait alors coûter dans les 3.000, 4.000 francs par tête, tout compris. Mon père ne faisait plus que les foires régionales : Vatan, où il a connu 2000 chevaux dans les années 30, Ardentes le 9 novembre où il vendait des Auxois achetés à Semur-en-Auxois 2 jours avant, Valençay également le 9 novembre. Avec le camion, on pouvait faire la foire d’Ardentes le matin et aller à Valençay l’après-midi. Ici, comme dans le Loir-et-Cher et l’Indre-et-Loire, c’était l’après-midi alors qu’ailleurs, à midi c’était fini. On a eu un camion en 1962, j’ai donc été le dernier à voyager avec une carriole ou une bétaillère et un cheval, un demi-sang. Je faisais 60 à 80 kilomètres par jour, des marches forcées, le maximum a été 92 kilomètres entre 1 heure du matin et 9 heures le soir… Je rentrais de Vierzon (18 km) en 1 heure avec un croisé Breton. Il était puissant, difficile à mener et avait peur des camions ! Mon oncle avait comme cheval de route un Norfolk, il allait à 30 kilomètres/heure ! J’ai commencé en mai 1953, mon père m’a fait faire 25 kilomètres à pied, au soir de la foire de Bourges alors que je sortais du collège. Le commis s’étant saoulé, j’ai dû prendre la route avec 6 poulains d’un an… sous les averses ».
A propos du camion ?… « Je me rappellerai toujours ! Le 15 novembre 1963, je suis parti à 3 heures du matin pour la foire de Saint-Honoré-les-Bains (58). En traversant Bourges, je saute un caniveau… plus de lumières (de phares)! Heureusement, un camion me double, j’emboîte son sillage en me guidant sur ses feux arrières mais il me lâche 30 kilomètres plus tard, j’ai roulé à 10 km/h avec une lampe de poche accrochée au coin du parechoc en devinant le bas-côté. Il a fait jour à Nevers mais je suis arrivé à la fin de la foire qui commençait à 7 heures. Les paysans repartaient, j’ai pu acheter deux pouliches. Je les ai revendues le lendemain à la foire de Romorantin [Lantenais] ».
A la fin des années 1960, les chevaux ne se vendent plus, l’heure de la reconversion sonne. Jean-Claude Perraguin, sans oublier complètement le commerce, cultive 25 hectares, apprenant avec d’anciens charretiers. « En 1968, j’ai acheté des étalons que j’emmenais à domicile, ça a permis de maintenir l’élevage car les Haras n’avait plus qu’une ou deux stations par ici et les éleveurs ne se déplaçaient plus. J’ai été le premier à avoir un étalon Percheron noir, Icare, contre l’avis des Haras. Je l’avais acheté dans la Nièvre avec un gris, Dollar, à un gros étalonnier, fin connaisseur, l’écurie Follereau de Decize ». Le matériel s’accumule sous les hangars et dans la cour : gerbières, tombereaux, charrues, herses, canadiens, lieuses, un diable, etc… et une batteuse, acquise en 1969, entraînée par un tracteur Vierzon, la seule concession faite au moteur. Tous les travaux se font avec les chevaux, « je n’ai jamais acheté pour la boucherie, de toute façon, dans les années 1950 déjà, les bouchers locaux méprisaient les gros chevaux de culture, prétextant une viande trop dure ». Il y en a encore une vingtaine de chevaux chez les Perraguin dans les années 1980, période des ultimes ventes aux vignerons et aux maraîchers de la vallée du Cher et de Sologne. « En conservant mes chevaux, beaucoup m’ont pris pour un marginal ».
En 1976, alors qu’il est le seul éleveur des environs, le remembrement lui vaut de nombreux ennuis de la part de voisins céréaliers: clôtures arrachées, chevaux affolés, matériel volé et…12 ans de procédure. Le « cowboy » de Reuilly fait sensation en se rendant au tribunal d’Issoudun à cheval… réclamant à la Cour un anneau pour l’attacher !
Au prisme de ses propres expériences et de la foule des souvenirs d’un temps qui paraît surréaliste, Jean-Claude Perraguin regarde la situation actuelle en gardant ses convictions. « Pour qu’un cheval soit bien dressé, il faut du temps, qu’il passe à tous les outils, qu’il passe partout. Il faut le prendre jeune et ne jamais le brutaliser, il faut l’éduquer selon son caractère, les adeptes des nouvelles théories n’inventent rien. De même que pour conduire, il faut une voix forte et des commandements brefs et précis, ceux qui ont inventé de nouvelles méthodes n’ont jamais suivi les chevaux pendant 10 heures ».
« Heureux témoin du renouveau du cheval au travail, je tiens à féliciter tous les jeunes qui se remettent au cheval, et je leur souhaite bon courage, de la volonté et de la persévérance ».
Vingt-six années séparent ces 2 photographies ! Retrouvailles sur un coin du champ de foire de Lignières-en-Berry (Pentecôte 2016). (photo DR)
Après la vente d’un wagon de chevaux à Annecy en 1949-50 (sur la photo, Jules Burnet, un marchand proche de la famille Perraguin).
Texte et Documents:
Etienne Petitclerc
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