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« Tu sais, charretier, c’était un métier ! »

« Tu sais, charretier, c’était un métier ! »
 
 
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« Tu sais, avant, tout le monde savait mettre un harnais et pouvait partir avec une voiture, mais des vrais charretiers, c’est autre chose, il y en avait peu ». J’ai longtemps entendu cette phrase prononcée par un fin connaisseur du cheval de travail, sans en comprendre pleinement le sens… jusqu’à ce qu’on me confie des guides !
 
Charretier, c’est un métier.
Les dictionnaires d’aujourd’hui nous en donnent la définition suivante : « celui qui conduit une charrette ». Peu explicit ! D’ailleurs, conduit-on la charrette ou l’attelage ? L’explication est laconique, réductrice, c’est presque l’aveu d’un oubli, en tous cas la certitude d’une méconnaissance. Les ouvrages récents sur les « métiers de nos grands-pères », les « petits métiers d’autrefois » (quelle effroyable expression), quand ils ne l’oublient pas, ne sont pas tellement plus loquaces. Il faut donc chercher dans les dictionnaires anciens les précisions qui conviennent. L’Omnium agricole (Librairie Hachette, 1920) renseigne d’une façon plus satisfaisante. « Le charretier est le valet de ferme chargé de soigner les chevaux, de les conduire aux voitures et aux instruments auxquels on les attèle. Quand il s’agit de bœufs, le charretier est dit bouvier. Les qualités qu’il doit posséder sont la sobriété, la patience et la force. Son talent consiste à bien connaître les chevaux et à les diriger de la voix et du geste, en les faisant marcher avec régularité. Ce talent s’acquiert surtout avec la pratique et l’exemple, et non par des préceptes théoriques, ceux-ci doivent consister surtout à lui faire aimer les animaux ».
La description est sans doute un peu idéale, il n’en demeure pas moins qu’au regard du capital que représente un attelage, multiplié par le nombre des attelages d’une exploitation, le choix des charretiers est du premier intérêt pour les chefs de culture.
 
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L’abondante bibliographie agricole des années 1880 à 1940, essentiellement à l’usage de ces derniers, abonde en ce sens et dissèque les qualités du personnel, son encadrement, les rémunérations et gratifications… Le charretier tient une place à part dans le salariat rural. Une grande enquête sur les salaires agricoles diligentée en  1912 par le Ministère de l’Agriculture est particulièrement édifiante sur les différences régionales. Leurs gages sont généralement plus élevés que ceux des autres ouvriers, ils bénéficient de la nourriture, du logement, du couchage. Seuls les bergers reçoivent, parfois, un traitement supérieur comme en Soissonnais, en Thiérache ou en Eure-et-Loir mais souvent sans nourriture. On relève des gages d’un peu plus de 1000 francs/an dans l’Aisne (logés mais non nourris), 450 francs/an dans l’Yonne (nourris). En Beauce, le salaire annuel est de 600 à 800 francs (nourri) quand un domestique ordinaire ne touche que 350 à 450 fr. et une servante 250 à 400 fr.
 
Le métier a sa hiérarchie
Un apprenti ou un charretier trop âgé pour suivre les attelées dans la plaine est payé entre la moitié et les trois quart du gage des autres en effectuant des travaux « de cour », moins pénibles. Dans les grands domaines, la cavalerie dépasse souvent la dizaine, la quinzaine de chevaux, exceptionnellement dans les plus imposantes exploitations de Beauce ou de Picardie on compte 30 à 40 chevaux et 12 à 20 bœufs de trait (pour 300 ou 400 hectares au tournant des XIXème et XXème siècles). L’écurie y devient une véritable caserne et il appartient au premier charretier d’y faire régner l’ordre et la discipline. La place est respectée, le premier charretier conduit les meilleurs chevaux aux tâches les plus gratifiantes, assure les livraisons. L’enquête de 1912 précise ainsi pour l’Oise: « [ils] surveillent l’écurie, distribuent les rations entre toutes les attelées, donnent le signal du départ, et ont quelque autorité sur les autres charretiers (…).
 
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Souvent le mois d’août leur est payé double. Leurs gages fixes annuels sont compris entre 600 et 850 francs, plus le couchage et la nourriture, cette dernière devant être comptée à 480 francs par an. En outre, les premiers charretiers jouissent presque toujours d’avantages accessoires notables. Ils touchent 0,05 fr. par quintal de blé, 0,25 fr. par cent bottes de paille ou de fourrage livrées, 5 fr. par cheval vendu. Ils ont un logement, un jardin et un petit champ donnés par le propriétaire ». Gardons-nous bien de généraliser ces dispositions. On a coutume de dire que les meilleurs charretiers se trouvent dans les grandes plaines céréalières et betteravières de la moitié nord du pays. Statistiquement, leur nombre y est plus important et l’utilisation de chevaux entiers de grande stature comme les Percherons, Boulonnais, Trait du Nord suppose un vrai savoir-faire. Dans les fermes familiales des régions herbagères ou de polyculture, les charretiers sont évidemment moins nombreux, les propriétaires ou les locataires des domaines conduisant eux-mêmes les attelages aidés de quelques membres de la famille.
 
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Les journées sont longues, 9 heures l’hiver, 12 à13 heures l’été, avec 3 pauses, dont une longue à midi… Il faut quotidiennement s’occuper des chevaux, avant et après le travail, le dimanche aussi ; entretenir les harnais, vérifier la ferrure pour ne pas désorganiser le travail du lendemain par une visite chez le maréchal… Respirer les brouillards, frissonner aux pluies d’hiver, transpirer sous la canicule, des heures de marche derrière les outils … Un travail exigeant, un travail de force et de résistance dont la récompense tient moins au salaire qu’au regard posé sur son attelée.
 
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Avec l’introduction dans l’agriculture d’outils de plus en plus perfectionnés, il est demandé aux charretiers de connaître quelques principes de mécanique, en plus des notions élémentaires d’hippologie (les anciens conscrits de l’artillerie étaient d’ailleurs appréciés pour ces dernières). Ce travail dur, sans fin, est déjà boudé au lendemain de la « Grande Guerre ». Des rapports notent le manque de bons charretiers dans plusieurs régions. L’industrie embauche et, à défaut d’un salaire bien plus élevé, la vie en ville séduit…   Pour la majorité de ceux qui restent, la déferlante des tracteurs au début des années 1950 est vécu avec soulagement et engouement. Oublié l’esclavage des chevaux !
 
Charretiers, rouliers, camionneurs
Aujourd’hui essentiellement associé à l’agriculture, le métier a aussi connu ses déclinaisons routières, industrielles, urbaines…
 
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Les « voituriers par terre » (par opposition aux bateliers, « les voituriers par eau ») sont très anciennement attestés. Du Moyen-Age à la Révolution, les comptes de tous les grands chantiers fourmillent de leurs gages. Ils assurent le transport du bois, de la pierre, de la terre, de l’eau, de la paille, des vivres. Le temps de la réquisition venu, les mêmes conduiront l’intendance des armées royales.  Du XIXème jusqu’au début du XXème siècle, les usines emploient aussi des charretiers pour leurs approvisionnements ou leurs expéditions
 
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Le salaire des camionneurs en 1936 est d’environ 800 francs, sans logement ni nourriture, pour une journée de 9 heures de travail, traitement déjà inférieur à celui des chauffeurs de camions automobiles. En ville, les risques d’accrochages et de glissades sont grands. Le règlement intérieur d’une entreprise de transports-déménagement nous est parvenu ; il précise les responsabilités du charretier, sa moralité. Un cheval blessé, la casse ou la perte de matériel entraînent des retenues sur salaire. Prendre le trot avec les gros camions vaut une amende et la récidive vaut le renvoi. A bonne Maison, bons attelages. Le charretier et ses chevaux sont en représentation.
 
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Jurer comme un charretier
La figure du charretier-bourreau est complètement ancrée dans l’imagier commun. Si partout, beaucoup ont évidemment « suivi les chevaux » sans goût particulier, il faut sans aucun doute chercher en ville, l’origine de ce stéréotype. En 1850, le pavé est investi de milliers d’attelages, tout ce qui roule ou presque est hippomobile, mais tout ce qui roule n’est pas mené d’une main experte…  « Rien n’égale la barbarie, la stupidité, la cruauté du charretier. Toujours fouettant et jurant ». A la Société de Protection des Animaux (dès 1848), on s’insurge des coups portés sur la tête (ou toute autre partie sensible) prompts à remettre « en ligne » des chevaux dissipés ou effrayés. On frémit à la vue des plaies infligées par les harnais défectueux, on s’indigne du dépérissement et des manques de soins, on dénonce les surcharges et les fatigues outrées. La loi dite de Grammont du 2 juillet 1850, qui punit de 5 à 15 fr. d’amende et de 1 à 5 jours d’emprisonnement ceux qui ont exercé publiquement et abusivement de mauvais traitements envers les animaux domestiques, demeure d’une application bien relâchée. On lit encore en 1887  (dans l’Acclimatation, Journal des Eleveurs) que le métier est une « confrérie ouverte au premier venu, qu’encombrent les ivrognes et les fainéants n’ayant aucune notion ni du cheval ni de son hygiène. (…) Ce charretier, contraint au plus grand rendement par un patron satisfait de la médiocrité de son écurie [sans cesse renouvelée au plus bas coût] et conforté par l’exemple général s’est il amendé ? Il est resté le type de la saleté par son costume, de la grossièreté par ses paroles, de la férocité par ses actions. Pour exercer son métier, il n’a pas besoin des longueurs de l’apprentissage ; il n’a pas pu faire un ouvrier, il s’est improvisé charretier, il ne lui a fallu pour cela qu’une pipe, une blouse et un fouet » !
 
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Il n’existera jamais vraiment de « littérature » professionnelle, aucun diplôme, aucune caution plusieurs fois demandée par les experts du cheval de trait de l’époque. A sa publication en 1945, le désormais classique Manuel du bon charretier de Lucien Brasse Brossard parait déjà quasiment anachronique. La modernisation qui s’engage avec la reconstruction ne saurait se satisfaire des chevaux pour relancer l’agriculture. En 10 ans, les tracteurs évincent le cheval du paysage agricole.
 
Aujourd’hui, les grands charretiers ont disparu emmenant avec eux une vraie culture professionnelle. L’évocation des grandes attelées raconte une histoire presque irréelle. « Tu sais, charretier, c’était un sacré métier »…
 
 
Texte et illustrations:
 
Etienne Petitclerc
 
Article paru dans "Sabots Magazine n°24 (Mai/Juin 2008)
 
 
Nous remercions chaleureusement Etienne Petitclerc de cette première et excellente contribution au blog de figoli.
 Il complète ce texte en joignant ces extraits de textes et dessins de Crafty.
 
 
Vus par le dessinateur Cratfy
 

A propos des pesantes voitures de moellons ou de pierres de taille du pavé parisien : « elles sont conduites par d’aimables entêtés qui s’obstinent à suivre le milieu des chaussées pour le seul plaisir d’arrêter la circulation, ou agitent perpétuellement des fouets dont les claquements équivalent à des explosions de véritables pétards (…), des butors qui semblent considérer comme un plaisir divin le fait d’avoir effrayé un cheval de sang par un bruyant coup de fouet donné inutilement ou forcé un équipage lancé aux allures vives à s’arrêter brusquement, en changeant tout à coup et sans raison la direction de leur encombrant attelage (…) »

   

Crafty 1

 

Sur les routes des campagnes françaises : « Cette apathie naturelle que les gens de la campagne apportent dans tous leurs actes a pour premier résultat (…) d’influer sur la manière dont leurs attelages traînent le fardeau qui leur est confié. Cette façon d’abandonner à eux mêmes les animaux qu’ils ont mission de diriger est commune aux paysans de toute la France. Partout même indolence, même confiance aveugle dans l’instinct des animaux, qui, il faut bien le reconnaître, se montrent la plupart du temps supérieurs à l’intelligence de leurs conducteurs. Si vous rattrapez l’une de ces barricades ambulantes, il vous faudra faire un tapage exceptionnel pour attirer l’attention du conducteur qui dort sur sa voiture à moins qu’il ne soit à quelques centaines de mètres en plein champs à discourir avec l’un de ses concitoyens. »

   

Crafty 2
   

extraits de Paris à Cheval et la Province à Cheval, Plon Nourrit & Cie 1884 et 1886.

 
 
 
 
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