Les plaques
Elles sont écornées, éraflées, à moitié
cassées et presque illisibles pour certaines.
Quelques-unes ont été fracassées par le carambolage intempestif d'un cheval dans les portes de box ou embouties par un tracteur mal mené à l'heure du
fumier.
Contrairement aux souvenirs qui se délestent au fil du temps de leur côté
dérangeant, peu d'entre elles ont traversé les années sans se détériorer.
Une fois dévissées, entassées dans une caisse, elles ne sont plus qu'un
tas de ferraille que le premier venu s'empresserait de mettre au rebut… pourtant chacune d'entre elles vous raconte une histoire, des voyages, de la fatigue, des espoirs, de la rage et des
larmes parfois… mais certaines vous ont fait exulter !
Vous les aimez.
À l'heure où le dernier cheval s'en est allé, elles jetaient encore
quelques couleurs joyeuses sur cette porte de grange désormais vidée de son foin.
Nulle prétention à les avoir exposées, mais un regard tendre sur elles
posé de temps en temps, qui vous rappelait que vous aviez, en selle, plus près du ciel, vécu de grands moments.
Oui, celle là, c'était à… vous étiez mort de peur au départ, et aux anges
à l'arrivée; votre premier complet…
Là vous aviez failli vous
tuer.
Et là vous aviez tout gagné, merci
cheval !
Mais là, vous auriez pu mieux faire…
Et là, fan de chichourle, vous aviez tellement, tellement rigolé… puis là,
vous aviez été carrément nuls, enfin, c'est vous qui l'aviez été, parce que votre cheval, bien sûr, n'avait fait que ce que vous lui aviez mal demandé.
Les dernières, vous ne les avez pas gagnées car vous étiez dans les
tribunes. Si l'aventure continuait sur la piste, pour vous, elle était terminée.
Ces plaques-là sont seulement des hochets qu'on
distribue aux juges pour les remercier d'avoir travaillé.
Qu'importe, elles aussi vous rappellent des gens et des chevaux que vous avez aimés, admirés, et puis d'autres aussi…
Vous étiez à pied, déjà, mais vous viviez encore sur cette terre où vos
chevaux avaient henni, galopé, dormi au soleil, rêvé et grelotté en hiver… vous en aller n'est pas facile.
Alors… dévisser les plaques est votre ultime geste d'homme de
cheval.
La porte est nue à présent avec, sur le bois sombre, leurs traces que le
soleil se chargera d'effacer… vous vous sentez dépossédé.
Après avoir connu leur bouche légère comme un souffle, l'incomparable
douceur de leurs naseaux et des cuirs lisses comme des peaux de vingt ans… vous n'imaginiez pas quitter les chevaux un tournevis à la main.
Julie Wasselin