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Si la carrosserie a produit de nombreux chefs-d’œuvre et de véritables merveilles, elle a aussi inventé d’incroyables voitures, véritables folies, sorties de l’imagination fertile des carrossiers stimulés par les exigences sans limites de certains commanditaires. Quelques-unes de ces créations hors normes répondaient à des besoins réels, comme le transport de charges de très grands volumes ou de poids très lourds. C’est le cas des freights wagons d’Amérique du Nord et les chatas des pampas d’Argentine, énormes chariots montés sur des roues ayant jusqu’à 3,20 mètres de diamètre, exemples les plus spectaculaires du gigantisme hippomobile.
Freight wagon construit en 1899 par M.P. Henderson & Son à Stockton (Californie) pour la Fortuna Mining Company de Yuma (Arizona).
“ Nouvelle et agréable voiture pour aller à la foire de Beaucaire”
Notre voyage rétrospectif dans l’univers de l’invraisemblance et de l’étrangeté hippomobiles commence à la fin du XVIIe siècle, grâce à une gravure conservée par la Bibliothèque Méjanes à Aix-en-Provence. Intitulée Nouvelle et agréable voiture pour aller à la foire de Beaucaire cette gravure représente un véhicule constitué d’une grande table rectangulaire montée sur quatre roues, abritée du soleil par un velum, autour de laquelle huit voyageurs festoient tout en roulant vers Beaucaire, riante cité méditerranéenne célèbre depuis le Moyen-âge pour sa foire, une des plus importantes d’Europe, fondée en 1217 par le comte Raymond VI de Toulouse. La gravure est accompagnée d’un court texte descriptif que nous transcrivons tel quel pour en conserver — orthographe comprise — toute la saveur : « On fait asçavoir que pour la prochaine foire de Beaucaire il y aura à Nîmes, Montpellier et autres villes [Nimes-Beaucaire 25 km, Montpellier-Beaucaire 80 km], des chars auxquels de chaque costé seront arrestés deux câbles sur lesquels à chacun des dits costés seront suspendues et arrestées quatre selles branlantes, et au-dessus du tout une tente qu’on lèvera et baissera suivant le besoin. Sur ces huit selles huit personnes seront à leur ayse comme à cheval ou assis. Ayant entre eux une longue table bordée sur laquelle se mettront pain, vin et viande et autres provisions. Tellement que toute la longueur du chemin ne sera qu’un branle* agréable et un repas continuel. Les maîtres des dits chars, outre la voiture, fourniront aussi toute la despence moyennant quarante sols par teste de Nîmes à Beaucaire et six livres pour de Montpellier et des autres villes à proportion ». Précision croustillante, préfigurant l’entrée gratuite des filles, à notre époque, dans certaines boîtes de nuit : « Les femmes et filles ne payeront que par moitié ».
“ Nouvelle et agréable voiture pour aller à la foire de Beaucaire ”, fin du XVIIe siècle (Aix-en-Provence, Bibliothèque Méjanes)
“ Voiture-cuisine chinoise à vapeur”
Plus d’un siècle après, l’idée d’une voiture-restaurant réapparait sous la forme d’une voiture-cuisine chinoise. Selon un texte illustré de vignettes et publié en 1829 sous le titre « Panorama Parisien ou Indicateur Général de Toutes les Nouvelles Voitures pour Paris, les environs et les départements », un certain Ch. Appert « toujours empressé de rendre service, ou, pour mieux dire, de coopérer au soulagement de la classe peu aisée » conclue avec l’inventeur des voitures « connues sous le nom chinois de Tchin-Tchin » terme que l’auteur du texte traduit par l’expression « voitures-cuisines », un traité qui lui assure exclusivement la livraison et l’usage de ces voitures. Celles-ci doivent « porter et distribuer dans Paris des aliments abondants, sains et toujours chauds, à des prix très modiques, apprêtés avec soin et propreté, pour la classe nombreuse et intéressante des habitants de la capitale, qui n’ont ni le temps ni les moyens de préparer eux-mêmes leur nourriture. Ces voitures, également élégantes, commodes et solides, sont à quatre roues et à deux chevaux ; elles contiennent chacune deux fourneaux et huit chaudières renfermant les comestibles. Le bouillon sera fourni à raison de neuf sous la pinte, et trois sous la mesure ; chaque plat sera livré au prix de cinq sous pour les viandes, et quatre sous pour les légumes. Il y aura, par arrondissement, une voiture qui parcourra toutes les rues, halles et marchés, et distribuera les aliments. Les vivres seront entretenus chauds toute la journée et prêts à être consommés lors de la livraison. Chaque voiture pourra distribuer 2.000 rations par jour. Les administrations de bienfaisance trouveront une grande économie dans ce mode de service ».
Le dessin accompagnant cette description montre une voiture dont les panneaux latéraux, galbés, situés de part et d’autre d’une large ouverture centrale, sont ornés d’un décor, peint sans doute, figurant des maisons et des édifices évoquant un ensemble urbain. Le caractère « chinois » du véhicule se manifeste au niveau du toit qui adopte une forme purement fantaisiste de pagode. Quant au cocher et à l’homme préposé au service des mets, ils ont l’apparence de chinois d’opérette avec leurs grandes moustaches tombantes, leur tresse de cheveux dressée sur leur crâne rasé et leur longue tunique couvrant jusqu’aux genoux de larges pantalons serrés aux chevilles. Le plus étrange concerne les roues, comportant deux jantes concentriques et deux systèmes de rais : des rais normaux entre le moyeu et la jante intérieure et des rais très courts groupés deux par deux entre les deux jantes. Faut-il y voir la préfiguration des roues élastiques pour automobiles du début des années 1900 ?
“ Voiture-cuisine chinoise à vapeur”, 1829.
“ Diligence à une roue avec cabinets particuliers”
Ce texte consacré aux « Nouvelles voitures en 1829 » révèle d’autres surprises. La plus extraordinaire est certainement l’invraisemblable « diligence à une roue avec cabinets particuliers », imaginée par le carrossier parisien Lange. « M. Lange, sellier carrossier, rue Chantereine, vient de terminer une diligence à une seule roue et inversable, qui doit éclipser, tant par la hardiesse de sa construction que par sa solidité, toutes celles qui ont paru jusqu’alors » assure avec sérieux l’auteur du texte. Empilement, juxtaposition, comment définir cet ahurissant assemblage d’éléments disparates ?
« Cette voiture qui contient vingt-huit personnes, se compose d’une berline à chaque extrémité et de six cabriolets placés sur l’impériale ; elle est mue par une seule roue placée au milieu, ayant sept pieds de hauteur [2,10 m] et dix-huit pouces de largeur ; de chaque côté de la roue sont placés des magasins ». On devine une énorme roue enfermée dans un corps central sur lequel sont greffées devant et derrière des caisses de berlines, ornées de faux-compas de capote. Sur le dessus du corps central sont entassées six caisses de cabriolets, certaines dans une position périlleuse.
« Chaque voyageur a sa place particulière, disposée de manière qu’il peut écrire, sans difficulté, quelle que soit la vitesse de la voiture. La longueur de cette diligence est de dix-sept pieds [5,20 m] sur sept de large [2,10 m] et neuf pieds trois pouces de hauteur [3 m]. Cinq chevaux, conduits par un postillon, y sont attelés ». Dernière précision: « une roulette est adaptée à chaque coin afin d’éviter le versement », précaution, oh combien utile ! Ainsi tout est dit sur l’inexistente stabilité de cet extravagant véhicule et sa capacité à se mouvoir avec sécurité. On imagine le succès de cette étrange machine, aussi vite oubliée que construite…
“ Diligence à une roue avec cabinets particuliers ”, 1829.
Lange, auteur de ce monstrueux engin, lorsqu’il ne s’adonnait pas à de délirantes inventions, construisait de belles et convenables voitures, comme en témoigne le coupé de voyage du Général Maison, conservé par le Musée national de la Voiture et du Tourisme à Compiègne.
Lange, carrossier à Paris : Coupé de voyage du Général Maison (Compiègne, Musée national de la Voiture et du Tourisme)
“ Omnibus-colosse”
La dernière des incroyables « nouvelles voitures », cuvée 1829, est un énorme omnibus public. « Cette voiture, qui laisse bien loin derrière elle toutes celles que l’on a vues jusqu’à présent, contient plus de cent personnes ».
Rappelons que les deux premières compagnies parisiennes d’omnibus publics avaient été créées l’année précédente, en 1828, et que la capacité de ces omnibus était seulement de quatorze places. Avec ses cent passagers, l’omnibus-colosse, allait sans aucun doute révolutionner l’histoire des transports en commun !
« Ce colosse immense est mu par quatre chevaux marchant dans l’intérieur, sur un plan incliné ; il est soutenu par sept roues, à peine apparentes, deux par devant, deux au milieu, et trois derrière ; sa forme est celle d’un petit navire, il a deux étages ; un pilote, le gouvernail en main, peut à son gré le faire tourner de toutes façons, l’arrêter ou ralentir ou accélérer la marche. Sa dimension est de douze pieds de hauteur [3, 60 m] sur douze de large [3, 60 m], et vingt-six de long [8 m] ». Par la baie cintrée ouverte à l’avant du véhicule, on aperçoit l’un des quatre chevaux dont la marche sur un plan incliné était censée actionner les roues par un mécanisme d’engrenages. La description mirifique de cette machine se poursuit ainsi : « L’intérieur de cette ingénieuse voiture est composé d’un élégant salon, richement décoré, dans lequel sont pratiqués quatre escaliers, communiquant à une galerie spacieuse formant le deuxième étage, et où l’on peut se promener et s’asseoir. Les entrepreneurs de ce vaisseau terrestre n’ayant rien négligé pour réunir l’utile à l’agréable, on y trouve tous les rafraîchissements que l’on peut désirer. Il est destiné à parcourir la chaussée de Vincennes à Neuilly, par le faubourg Saint-Antoine, les boulevards, la place Louis XVI [aujourd’hui place de la Concorde] et les Champs-Elysées ». Le plus incroyable est qu’au moins un exemplaire de ce gigantesque omnibus a été construit, ainsi que l’indique l’auteur des Nouvelles voitures en 1829 : « Il a été exposé un modèle de cette sorte de phénomène ambulant au bureau des voitures du boulevard de la Madeleine, n° 17 ».
“ Omnibus-colosse ”, 1829.
L’Hexacycle, « Omnibus à 18 fauteuils tournés vers les chevaux »
Dix ans après l’Omnibus-colosse, apparait à Paris un nouvel omnibus, tout aussi excentrique et éphémère, l’hexacycle. En effet, en 1840, Lelieurre de Laubépin, carrossier à Paris rue Royale Saint-Honoré, construit « des voitures à six roues, à train articulé, marchant sans cahots et exigeant moins de chevaux » (Almanach du Commerce de la Ville de Paris, 1840). Dénommés hexacycles, ce sont des omnibus publics pour le transport urbain. Outre leurs six roues et leur train articulé, ils ont un aménagement intérieur très original : au lieu des deux banquettes latérales communes à tous les omnibus, la caisse contient dix-huit fauteuils individuels répartis en trois rangées. La ville de Nantes expérimente en 1841 ce nouveau genre de voitures qui « roulent sans chocs ni cahots, sont moins versantes, tournent dans un rayon de quatre pieds et demi, ne fringallent** même pas sur les pentes couvertes de glace, détériorent infiniment peu les routes, exigent un moindre nombre de chevaux, à charge égale, que les voitures à quatre roues ». Tant de qualités et d’avantages avancés n'ayant pas fait leurs preuves, ces hexacycles disparurent à peine inventés.
Omnibus à 18 fauteuils tournés vers les chevaux, 1841 (Nantes, A.M.)
Près de cinquante ans après l’Omnibus-colosse, en 1875, un carrossier de New York, John Stephenson, réalisait un immense omnibus, probablement le plus long véhicule hippomobile jamais construit. On l’aurait vu tiré par 10 chevaux et chargé de 120 passagers ! Difficile d’imaginer pareil équipage dans les rues d’une ville, fussent-elles les larges avenues rectilignes de Manhattan.
Omnibus pour 120 passagers, construit en 1875 par Stephenson, carrossier à New York.
Serre mobile du comte Scheremetieff
L’ultime excentricité, par laquelle nous conclurons ce bref voyage au cœur d’un univers hippomobile chimérique, est en rapport elle aussi avec l’alimentation : il s’agit de la serre ambulante du comte Scheremetieff. Ce prince russe était suivi dans ses voyages par une originale voiture qu’il avait fait construire pour avoir toujours dans ses déplacements, au cœur même de l’hiver, salades, radis et autres petits légumes frais dont il raffolait et qu’il cultivait dans de grands tiroirs garnis de terreau, placés les uns au-dessus des autres dans cette voiture, fermée et chauffée par un calorifère. Grâce à cette serre chauffée ambulante, une végétation printanière galopait, en toute saison, à la suite de ses bagages, au grand étonnement de Charles-Victor Prévost d’Arlincourt qui décrit en 1843 ce merveilleux véhicule dans son livre “ Le pèlerin, l’étoile polaire ”. Il n’existe, hélas, aucune image connue de cette savoureuse voiture…
Mais, une fois moqués ces extravagants véhicules, ne faut-il pas attribuer à certains d’entre eux une lointaine postérité ? La “ Voiture-cuisine chinoise à vapeur” ne préfigure-t-elle pas les Food trucks, ou camions cuisines, aujourd’hui à la mode ? Et “l’omnibus-colosse” surmonté de sa galerie-promenade, n’est-il pas le précurseur des bus urbains à impériale découverte permettant aux touristes d’admirer les beautés de nos capitales ?
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* Branle : nom d'une famille de danses régionales collectives dont l'origine remonte aux rondes du Moyen Âge. Par extension, fête, plaisir.
** Fringaller: aller de travers.