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Aujourd’hui, à de rares exceptions, conduire un attelage relève du pur plaisir, et non d’une obligation professionnelle. Compétition, tradition, loisir, les pratiques actuelles de l’attelage relèvent toutes du divertissement. Mais qu’en était-il autrefois ? Les pratiques passées se réduisait-elle à de seules fonctions utilitaires, alors indispensables, se déplacer, commercer, voyager ? Au contraire ! Le plaisir de mener est loin d’être nouveau. Bien avant nous d’autres, que rien n’obligeait à le faire, en ont goûté les joies.
Les voitures pour le transport des personnes furent longtemps des machines rudimentaires, incommodes et inconfortables. Le faible angle de braquage de leur avant-train limitait leur utilisation dans les rues étroites et tortueuses des anciennes cités. Aucun plaisir à mener de telles voitures, pesantes et peu maniables. Aussi leur conduite était laissée à des domestiques, les cochers.
Cependant, parallèlement aux besoins utilitaires de l’attelage,le goût de conduire pour le plaisir s’est développé peu à peu dans les classes fortunées et oisives possédant chevaux et voitures. Plaisir pouvant seul justifier d’exercer sans déchoir une pratique réservée à des subalternes.
En 1540, l’impatience manifestée par le roi François Ier attendant l’arrivée d’un coche italien « de couleur turchino [bleu foncé] et chargé de dorure », offert par le duc de Mantoue, son plaisir à l’essayer dans le parc des Tournelles puis au bois de Vincennes, et la fascination de cette voiture sur la reine démontrent l’irrésistible attrait exercé par cet objet, alors si nouveau. « Sa Majesté [la reine] tout hier et tout aujourd’hui n’a parlé de rien d’autre que cette [sic] coche, et en parle de telle manière au roi qu’on comprend qu’elle la voudrait. Mais Sa Majesté [le roi] fait mine de ne pas comprendre. Cette coche est dans une faveur extrême » (Chatenet, Monique : La cour de France au XVIe siècle. Vie sociale et architecture, 2002). Le plaisir à essayer cette voiture s’est-il limité à en être simplement passager ou a-t-il consisté pour le roi à prendre les guides ? L’enthousiasme de François 1er incline en faveur de la deuxième hypothèse.
Au temps du Roi-soleil
Louis XIV fut le premier roi de France à mener régulièrement, et avec brio. C’était un plaisir, selon Pierre-Thomas du Fossé (Mémoires) de le voir,en fin connaisseur, « dans la cour du Louvre où il descendait pour assortir des attelages de différents chevaux de carrosse » : des Noirs d’Espagne, des Brandebourg bais, des Gris perle d’Oldenbourg, des Tigrés de Poméranie, des « feuilles mortes, d’un poil très rare et très beau »,des Hollandais, des Frisons, des Grandes et Petites Pies, des Zélande, des Grands et des Petits Danois « les plus beaux carrossiers », des Petits Normands « ceux qui tiennent le mieux le pavé ».
Un jour où il se trouvait à Saint-Germain, il fit monter madame de Montespan dans un carrosse de louage, puis, grimpant sur le siège du cocher, il saisit les guides et exécuta avec assez d’habileté le trajet jusqu’au Palais-Royal, résidence de la reine mère Anne d’Autriche. L’exemple du roi fut aussitôt suivi. Le duc d’Enghien, en bon courtisan, imagina de traverser tout Paris en faisant l’office de cocher. Son équipage, qu’il menait à grande vitesse, fut heurté par un chariot chargé de pierres, et le prince alla rouler de son siège dans le ruisseau.
A la suite d’un pari avec le marquis de Chémerault, le prince d’Elbeuf s’engage à faire réaliser par son cocher avec six juments attelées à un train de carrosse l’aller et retour Paris-Versailles en moins de deux heures. Le 1er mars I694, à l’aller, ses juments gagnent quelques minutes sur l’horaire prévu. Elbeuf monte alors sur le siège, prend les guides et ramène lui-même son carrosse à Paris où il arrive à midi moins six : le pari est gagné !
Depuis qu’il s’était cassé le bras en courant le cerf en 1683, Louis XIV suivait la chasse dans une calèche « tirée par quatre petits chevaux qu’il menait lui-même à toute bride, avec une adresse et une justesse que n’avaient pas les meilleurs cochers, et toujours la même grâce à tout ce qu’il faisait » selon Saint-Simon, admiratif. L’habileté du roi à diriger ses chevaux en forêt dans l’excitation de la chasse est confirmée par la Princesse Palatine, belle-sœur du roi, dans une lettre du 16 mai 1702 : « Il a une petite calèche et de tout petits chevaux, mais ils courent si bien qu’on suit toujours les chiens et qu’on ne perd presque jamais la chasse, comme si l’on était à cheval ». Un tableau du peintre Jean Baptiste Martin le Vieux, conservé auMusée national de Fontainebleau, montre le roi menant cette calèche basse, en bois doré, montée sur un train rouge, attelée à quatre chevaux noirs. Affaibli par les ans, le vieux monarque a renoncé à mener à quatre, mais il conserve le goût de la vitesse jusqu’à la fin de sa vie. Le 9 août 1715, trois semaines avant sa mort, « il descendit péniblement de la petite calèche où il conduisait lui-même, malgré ses soixante-treize ans, un cheval rapide pour suivre la chasse » témoigne encore la Princesse Palatine, qui fait erreur sur l’âge du roi : né en 1638, il avait en réalité soixante et dix sept ans.
Conduire au XVIIIe siècle :paraître et s’amuser
A l’exemple de son arrière-grand-père, le jeune Louis XV conduit aussi. Le peintre Pierre-Denis Martin le Jeune l’a représenté, en 1724, alors âgé de quatorze ans, aux guides d’une calèche attelée à six chevaux devant l’abreuvoir de Marly.
Le jeune Louis XV conduisant une calèche. Pierre-Denis Martin le Jeune : Vue générale du château et des jardins de Marly, 1724, détail (château de Versailles et de Trianon)
Le goût pour la conduite se développe durant le XVIIIe siècle. Et cela d’autant plus que les carrossiers imaginent à l’usage de ceux qui aiment conduire des voitures légères conçues tout exprès : phaétons, diables, cabriolets, guigues et whiskies — ancêtres des gigs— carricks, chaises de toutes sortes… et que la vitesse des chevaux s’accroît grâce aux apports de sang issu du cheval le plus rapide du temps, le tout nouveau pur-sang anglais. Les témoignages sur la vitesse, jugée excessive, et la dangerosité des cabriolets ou des phaétons menés par de jeunes gens imprudents, foisonnent. Dans son pamphlet « Lettre de Brutus sur les chars anciens & modernes » (1775) Delisle de Salles stigmatise ces jeunes casse-cou menant à toutes brides : « Le premier qui amena dans Paris la mode des cabriolets, fut sans doute un jeune seigneur […] Ce scélérat dit un jour en lui-même : « Je ne suis ni un Alcibiade, ni un Dunois, mais je conduirai une voiture dans Paris avec autant d’audace que ces héros conduisaient un char sur le champ de bataille. J’irai donc en cabriolet chez ma maîtresse. Y-a-t-il dans Paris une voiture plus rapide que mon cabriolet ? » Et de déplorer le nombre toujours grandissant de ceux qui jouent les cochers : « Bientôt ce luxe épidémique se communiqua à tous les ordres de l’Etat : un drapier de la rue Saint-Denis, un commis de la rue d’Enfer et un danseur de la rue Saint-Nicaise, voulurent avoir des cabriolets. Il était si commode d’entretenir une voiture sans entretenir des laquais ! Il était si noble de se faire soi-même cocher ! Il était si agréable de se donner à la même heure en spectacle à l’Arsenal, à la place Vendôme et à la barrière de Vaugirard ! ».
Pour les gentilshommes amateurs de chevaux, briller aux guides de leur équipage, rivaliser d’adresse, accomplir avec virtuosité les plus difficiles prouesses, devient un pur amusement, étranger à toute préoccupation utilitaire. Au milieu du siècle, Garsault, dans son Traité des voitures (1756) constate : « Les jeunes gens aiment beaucoup à mener des voitures légères qui ne servent guère qu’à la promenade ».
Simultanément aux témoignages écrits, la peinture illustre cet engouement des classes fortunées pour cette occupation élégante. Comme ils l’ont fait depuis longtemps pour leurs chevaux de selle ou de course, les maîtres font peindre désormais le portrait de leurs chevaux carrossiers.George Stubbs, le peintre « très anglais » du cheval, soucieux de réalisme et passionné d’anatomie, le premier à peindre les chevaux tels qu’ils sont, capte le plaisir et la fierté de ces nouveaux meneurs croqués avec leur attelage dans des attitudes pleines de naturel. En 1787, il immortalise, aux guides de son phaéton attelé à une paire de cobs bais bruns, un banquier de la famille Hope accompagné de son épouse(Londres, The National Gallery).
En 1793, dans une composition novatrice, il représente le jeune prince de Galles, futur George IV, non en personnage officiel dans une voiture solennelle de cérémonie ou de gala, mais en sportif — le jeune homme est en gilet et bras de chemise — et en homme de cheval au moment où il s’apprête à partir en promenade aux guides de la voiture la plus fashionable du temps, un High-flyer phaeton, auquel vont être mis deux rapides chevaux de sang, bais foncés, harnachés à la dernière mode, avec des colliers anglais, invention récente, et des brides à œillères carrées et frontaux à grosses cocardes écarlates assortis au train du véhicule.
La maniabilité… déjà !
Le plaisir de mener ne se borne pas aux promenades à la campagne ou à parader sur les avenues et boulevards des villes. Nombre d’amateurs recherchent la difficulté dans des jeux d’adresse qui leur permettent de briller en faisant preuve de dextérité, et de démontrer les qualités de leurs chevaux.
Un témoignage très précis de ces jeux d’adresse au XVIIIe siècle nous est livré par le Chevalier d’Hémars, ancien élève du Manège royal des Tuileries, dans son livre De l’aurigie, ou méthode pour choisir, dresser et conduire les chevaux de carrosse, de cabriolet et de chaise. L’ouvrage paru en 1819, relate des faits remontants, nous dit l’auteur, « à plus de trente ans », c’est-à-dire antérieurs à la Révolution. « Les amateurs et les cochers les plus habiles, écrit-il, s’amusaient quelquefois à conduire, sans postillon, six chevaux ou quatre seulement ; et quand ils les avaient maniés pour les écouter et les disposer, ils exécutaient tous les airs à la satisfaction des connaisseurs. D’autrefois, des défis, des paris, avaient lieu entre plusieurs bons auriges. On parcourait une distance relative et déterminée, au trot le plus vif, et le coup était perdu si un cheval levait le moindre temps de galop, qui est expressément défendu à tout cheval dans les traits. Ces expériences étaient très utiles pour la formation des attelages, et pour faire connaître les plus vigoureux trotteurs. Celui qui, pour suivre ses camarades, était obligé de prendre le galop, avouant ainsi son impuissance, était reculé dans le cadre, et on le plaçait avec ceux de son pied […] Il fallait entrer au grand trot dans une cour, sans ralentir le train, en faire correctement le tour sur les quatre lignes, et sortir de même [...] On se rendait à tel endroit où une rangée d’arbres alignés et suffisamment espacés, permettait de faire “le serpent”, et l’on enlaçait les arbres, en passant à travers de droite et de gauche ». Ce témoignage du chevalier d’Hémars démontre, aux côtés de l’attelage majoritairement utilitaire de l’époque, l’existence de pratiques appartenant au domaine du plaisir pur, des loisirs et des jeux, et, déjà, de la compétition sportive.
Le XIX e siècle : La fureur de conduire
L’usage et le luxe des équipages culminent au XIXe siècle. De plus en plus nombreux sont ceux qui mènent eux-mêmes leur attelage, en quête de cette sensation enivrante : le plaisir de conduire. « Tout le monde est cocher, c’est la mode » constate encore le chevalier d’Hémars en 1819. Et cette mode durera tout le siècle, comme l’atteste bien plus tard dans son numéro de juillet 1898, La Carrosserie Française : « On aime à conduire sa voiture soi-même et ce goût s’est développé dans les cercles les plus fermés de la bonne société ».
L’apparition en Angleterre à la fin du XVIIIe siècle du Mail-coach, puissant et rapide véhicule routier toujours attelé à quatre chevaux, avait incité les amateurs de sensations fortes, sans doute blasés par la conduite des voitures légères, tels les phaétons, à soudoyer les cochers de ces lourds Coaches pour s’asseoir à leur côté afin d’observer leur technique de menage, et même prendre les guides, chose formellement interdite par les règlements.
Ces sportsmen anglais pratiquent le “four in hand” aux guides de Barouches — nom anglais des Calèches — ou de Landaus dans tous les lieux élégants de Londres. Ils se regroupent dans des clubs : Barouche Club, Bensington Driving Club, The Four Horse Club, Richmond Driving Club, Bedford Driving Club, Four in Hand Driving Club, Coaching Club, Road Club…
A Paris, l’élite des amateurs d’attelage s’adonne aussi à la pratique du driving et du coaching, formes les plus abouties de l’art de conduire. Propriétaires de Coaches, ils se réunissent au sein de clubs très sélectifs : le Riding and Coaching Club créé en 1882, Les Guides en 1886, le Réunion Road Club en 1893.
Le nombre toujours grandissant de ceux qui conduisent par goût a un effet déterminant dans le domaine de la carrosserie. Pour satisfaire à leurs désirs, les carrossiers inventent de nouveaux types de voitures, mieux adaptés à leurs besoins et aux occupations d’une vie oisive. Tilburys, Breaks, Dogs-carts, Gigs de toutes formes, etc. seront imaginés pour les messieurs sportifs. Petits ducs, Morning-carts, Lady-cabs, Tonneaux répondent au confort exigé par les dames meneuses ; les Mail-coaches inspirent des versions luxueuses, les Road-coaches privés et les Park-drags, à l’usage des gentlemen amateurs de four in hand. Le Phaéton, qui se décline depuis la fin du XVIIIe siècle en une grande variété de modèles, est la voiture la plus représentative de ces véhicules conçus à l’usage exclusif des maîtres.
Nombre d’œuvres picturales montrent des personnages, parmi les plus importants de leur temps, conduisant leur voiture. Johnny Audy peint le prince-président Charles-Louis-Napoléon Bonaparte en Mail-phaéton attelé à deux bais, peut-être les anglais Plick et Plock faisant partie de ses chevaux préférés avec GoodHope et American une paire d’américains bai brun (Compiègne, Musée national de la Voiture et du Tourisme).
Johnny Audy : Le prince président Charles-Louis Napoléon Bonaparte menant un mail-phaéton, milieu XIXe s. (Compiègne, Musée National de la Voiture et du Tourisme)
Le peintre viennois Alexander von Bensa concentre tout le chic et tout le panache attaché à un brillant équipage dans la magnifique vision qu’il donne de l’empereur d’Autriche François Joseph 1er menant au grand trot, dans une lumière dorée, son phaéton attelé à une paire de chevaux pies relevant du goût baroque pour les robes dites “de couleur” (Paris, Collection Emile Hermès).
Alexander von Bensa : L’empereur d’Autriche François-Joseph menant son phaéton attelé en paire, 1864(Paris, Collection Emile Hermès)
Un plaisir féminin
Les émotions, les joies, l’ivresse procurées par la conduite d’un attelage ne sont pas réservées aux messieurs. Conduire est aussi un plaisir partagé par les dames depuis longtemps ! Pour preuve, une lettre de la princesse Palatine, en date du 24 juin 1718, dans laquelle l’épouse de Monsieur, déclare au sujet de sa petite-fille : « La duchesse de Berry — alors âgée de 23 ans — a les mains fortes comme un homme, elle peut donc très bien conduire elle-même, et d’ailleurs c’est la mode depuis longtemps ». Ce témoignage contient un double enseignement : les jeunes femmes de la cour de France mènent des attelages, et cela « depuis longtemps », c’est-à-dire bien avant la disparition de Louis XIV, mort en 1715.
Un dessin à la plume, La curée du cerf (Chantilly, Musée Condé), exécuté en 1728 par Jean-Baptiste Oudry, montre une jeune femme menant crânement lors d’une partie de chasse quatre chevaux attelés à une voiture couverte d’une haute et large capote à rideaux, avec postillon en volée.
Femme menant un attelage à quatre, avec postillon en volée. J.B. Oudry : La curée du cerf, 1728, détail, dessin à la plume (Chantilly, Musée Condé)
Relatant dans ses “ Mémoires” (1747-1783) une visite à Anvers avec Le prince Repnine pour voir un cabinet de tableaux que ce prince voulait acheter, le duc de Lauzun précise qu’il était accompagné de la princesse Czartoriska, laquelle « s’était souvent amusée à mener elle-même à Spa » des chevaux qu’il avait amenés d’Angleterre ainsi qu’un petit phaéton.
Dans son Journal, le marquis deBombelles note à la date du 8 juin 1784: « La reine [Marie-Antoinette] a été au Petit Trianon sans se faire accompagner de son service. Je l’ai vue y allant en cabriolet à un cheval qu’elle menait, son cocher assis derrière et deux piqueurs précédant ce leste équipage ».
A Londres, aussi téméraires que les plus insouciants jeunes gens, Lady Archer et la duchesse de Devonshire se risquent à conduire d’extravagants et dangereux crane-neck phaétons. Lady Lade, passionnée de chevaux, tout comme son époux membre fondateur du Four-Horse Club, mène à grand train dans Hyde Park son high-perch phaéton.
Dans ses ouvrages Paris au Bois et Paris à cheval, l'illustrateur Victor Eugène Géruzez, sous le pseudonyme de Crafty, a su évoquer, non sans ironie et mieux que quiconque, le plaisir des dames à conduire leurs équipages.
« Beaucoup de femmes qui n’auraient pas osé conduire de grands carrossiers, besogne réservée au vilain sexe, se trouvèrent toutes disposées à atteler des poneys ou des chevaux de petite taille dont l’apparence légère et élégante laisse supposer qu’on peut les diriger sans avoir recours à la force. Sûres de ne pas être comparées à des charretiers, nos demi-mondaines se décidèrent les premières à des promenades matinales qui leur fournissaient l’occasion de se produire en public sous un nouvel aspect, de montrer des toilettes spéciales et de tailler au coin des allées, avec les cavaliers de leur connaissance, des bavettes qui ne sont pas toujours sans résultats […] Bientôt les jeunes mères désireuses de faire prendre l’air à leurs bébés, trouvèrent commode l’emploi de ces voitures-joujoux traînées par des quadrupèdes inoffensifs, et prirent la file. Les jeunes femmes qui n’avaient pas d’enfants à conduire donnèrent leur place à leurs maris. Celles qui n’avaient ni enfants ni maris à promener emmenèrent un groom, et, à l’heure qu’il est, toutes les femmes, jeunes ou vieilles, qui peuvent nourrir un poney, s’accordent cette inoffensive distraction » (Paris au Bois, 1890).
Les renseignements de Crafty sont précieux pour connaître les voitures préférées de ces dames. « Les Charrettes anglaises et les paniers attelés de poneys microscopiques et conduits par les mains délicates des plus jolies femmes de Paris descendent au petit trot la chaussée du milieu […] Rien d’amusant à voir comme ces réductions d’équipages, la plupart excessivement soignés, véritables jouets d’enfants par la dimension et par le plaisir qu’ils donnent à leurs conductrices. Le cart à deux roues en bois verni, traîné par un cheval à l’état embryonnaire, est plus particulièrement employé par les personnes habituées à donner preuve d’indépendance, qui ont soin de n’emmener aucun groom. Excellent véhicule pour celles qui ont des explications à demander aux cavaliers isolés, et ne veulent pas initier leur livrée à certaines conférences quotidiennes, mais secrètes […] Les jeunes mères de famille ont une préférence marquée pour le poney-chaise, qui leur permet d’emmener, à défaut de leur mari, un ou plusieurs de leurs héritiers. C’est la seule voiture déjà sérieuse qu’il soit agréable de voir conduire à une femme : elle y est assise et non juchée ; deux poneys assez vifs pour qu’elle ait à laisser deviner son adresse, et assez légers de bouche et d’allures pour qu’on ne sente pas le travail des mains et des bras ; il y a alors proportion entre l’attelage et les forces qu’on suppose à une femme » (Paris à cheval, 1883).
Les plus audacieuses, haut perchées sur des Park-drags ou des Road-coaches privés dirigent avec sûreté les attelages à quatre chevaux de ces imposantes voitures. Á New York, un groupe de jeunes femmes sportives fondent le “ The Ladies FourinHand Driving Club ” en 1901.
Bernard Boutet de Monvel : Rita delErido aux guides d’un tandem, 1907 (Museum of Art à Indianapolis)
A Paris, l’illustre maître Edwin Howlett comptait parmi les nombreux élèves auxquels il enseignait l’art du Four in Hand mesdames Barker, Pedreno, Prince, mesdemoiselles de Buffières, L. Eustis, Mabel Simpkins, la baronne Zuylen de Nyevelt.Dans un article consacré à son mari Emmanuel Zuylen de Nyevelt, paru en 1896 dans la revue La France automobile, Paul Meyan dépeint cette dernière, fille unique du baron Salomon de Rothschild, inspectant minutieusement ses équipages, et indiquant elle-même « soit les quatre poneys, soit les quatre carrossiers, remarquables par leurs hautes actions, qu’elle va conduire avec la maestria superbe d’une sportswoman accomplie ».
Le baron Emmanuel Zuylen de Nyevelt, grand amateur de chevaux mais aussi de la toute récente invention mécanique, l’automobile, a été président fondateur avec le baron de Dion en 1895 de l’automobile club de France. Ce gentleman entretenait dans les écuries de son hôtel de Neuilly en 1896 cinquante chevaux de selle et d’attelage, choisis parmi les plus beaux types des plus belles races anglaises, françaises et russes, et ses remises abritaient trente voitures d’attelage, et déjà quatre automobiles qu’il conduisait lui-même, comme il menait en sportsmen accompli son Mail-Coach à quatre chevaux lors des réunions élégantes de “ la Société des Guides ”.
Le baron Zuylen de Nyevelt aux guides de son coach sur l’hippodrome d’Auteuil lors de la Journée des drags, tableau de Georges Busson, détail (Paris, Automobile Club)
Un plaisir… plein de risques
Dans son “Traité des voitures” (1756) Garsault remarque avec finesse : « Mener est une chose fort aisée et fort difficile ». Fort difficile en effet. Conduire pour le plaisir et sans obligation n’est pas la garantie de bien conduire. Manier les guides exige une habileté et un tact qui peuvent faire défaut à ceux qui veulent jouer les cochers. Evoqué plus haut, l’accident survenu au duc d’Enghien est un exemple parmi beaucoup d’autres.
Voltaire était un piètre meneur qui conduisait en dépit des règles élémentaires de sécurité, terrifiant ses passagers et les piétons croisés sur son chemin. La chose était si avérée qu’elle a fourni au peintre Jean Huber le sujet d’un tableau, “La distraction du cabriolet” (1775), conservé à Saint-Pétersbourg au Musée de l’Ermitage. On y voit l’illustre philosophe incapable d’éviter à une roue de son cabriolet attelé à un cheval bai brun de venir heurter un rocher bordant le chemin.
Le peintre Jacques-Laurent Agasse a relaté dans le tableau “Une situation désagréable” (Collection privée) un accident qui lui est survenu lors d’une promenade aux guides de son phaéton superbement attelé à quatre chevaux. Effrayés par les aboiements d’un chien qui leur barre la route, les chevaux de volée échappant au contrôle de leur maître se jettent à gauche, hors de la voie, entraînant derrière eux tout l’équipage. Montée sur le bas-côté du chemin, la voiture est prête à verser. Rompue, une guide du leader droit traîne à terre. L’attelage ainsi privé de direction et la voiture en déséquilibre périlleux, l’accident ne peut que survenir dans l’instant.
Napoléon III menait d’ordinaire à toute allure. Il venait de Saint-Cloud aux Tuileries en moins d’un quart d’heure. Mais il était souvent distrait. « Oubliant qu’il était en France, l’empereur prenait sa gauche au lieu de sa droite, ce qui causait du trouble à celui qui, maître ou valet, voulait éviter Sa Majesté » ironise la duchesse de Fitz-Jammes sous le pseudonyme Croqueville (Paris en voiture, 1892). Son inattention lui faisait commettre des fautes : « Portant constamment son fouet à gauche, c’était toujours le cheval de gauche qu’il attaquait sans y faire attention, et si l’animal avait du cœur, il tirait à la fois la voiture et son camarade, et s’éreintait. Une fois, dans la forêt de Compiègne, l’empereur partit en duc et força si bien le pauvre Jersey que l’animal tomba raide mort à côté de son camarade ». (Boulanger, Jacques : Les Tuileries sous le Second Empire, 1932)
La clé du plaisir : savoir mener
Mener pour le plaisir n’est pas propre à notre époque. Comme nous venons de le voir, c’est unepratique ancienne. Les joies et les plaisirs ressentis en conduisant un attelage sont les mêmes aujourd’hui qu’autrefois. L’environnement et les conditions de circulation seuls ont changé. La pratique du menage a séduit hommes et femmes. Elle a évolué au cours du temps. C’est ainsi que, jugée sévèrement par le chevalier d’Hémars, « l’extravagante méthode de ceux qui mènent à l’anglaise quatre chevaux en grandes guides, dans une seule main » (De l’aurigie…, 1819) est devenue, quelques décennies plus tard et après des perfectionnements apportés par les maîtres Edwin Howlett et Benno von Achenbach, la règle universellement adoptée et érigée en référence par Faverot de Kerbrech (L’Art de conduire et d’atteler, autrefois, aujourd’hui, 1903). Aujourd’hui, défendue par les puristes, mais aussi par tous ceux qui recherchent la perfection, elle est en concurrence avec la conduite à deux mains, indispensable dans les pratiques sportives modernes…. inspirées elles-mêmes de la méthode traditionnelle hongroise.
Quelle que soit la méthode choisie, seule compte une chose : savoir mener ! Entendons : savoir bien mener.
Savoir dont le baron de Curnieu a donné la meilleure et la plus exacte définition, dans Notions sur le dressage des jeunes chevaux au trait et à la selle (1848). « Savoir mener, dit-il, c’est :
1° Faire passer une voiture partout où elle peut, partout où elle doit passer, même avec des chevaux difficiles à conduire.
2° Donner à son attelage une apparence brillante, un train ou un genre dont on ne l’aurait pas cru susceptible.
3° Ménager ses chevaux de telle sorte que nul ne puisse leur faire exécuter avec moins de fatigue la même tâche, quelle qu’elle soit, et prolonger leur durée jusqu’aux dernières limites du possible.
4° Imprimer à un équipage une marche si mesurée, si savante, si sûre, si égale en apparence, que les personnes enfermées dans la voiture ne se doutent ni du train qu’elles vont, ni des obstacles qui encombrent la route ».
Mener ainsi un attelage est sans aucun doute la source d’un plaisir intense et le but que tout meneur devrait rechercher !
Le bonheur de mener. Henry d’Ainecy de Montpezat : Promenade enphaéton. Série Chevaux et voitures, avant 1859.
Texte
Jean Louis Libourel