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Paradoxalement, il existe peu, hormis peut être dans des collections privées, de traces des réalisations de Jean Jacques Binder, le fondateur de la dynastie. Aussi, je vous propose de resituer le parcours de cet homme dans son époque, au niveau de l’organisation de la profession, des techniques utilisées et des réalisations de la manufacture « Binder Carrossier du Roi. »
Bien sûr, le fil conducteur restera l’énorme et excellent travail de Jean Pierre Binder qui a amené, enfin, des informations fiables sur ce carrossier. Je ne rentrerai pas dans les détails de la vie personnelle du carrossier que vous trouverez dans l’article de Jean Pierre Binder Binder à Paris "Jean Jacques Binder" .
Jusqu’en 1805, Jean Jacques Binder vit et travaille comme sellier dans l’atelier de son père, dans sa ville natale de Marbach am Neckar au royaume du Württemberg.
Voici un exemple de voitures produites à cette époque.
Il s’agit d’une berline construite à Milan et utilisée par Napoléon lors de son entrée dans cette ville en 1805 (elle est actuellement conservée au musée de Compiègne).On retrouve assez souvent à cette époque ces formes rebondies, comme ici ce cabriolet de 1806.
Formé dans l’atelier familial, Jean Jacques a donc suivi le cursus de formation lié aux corporations. Dans les pays « germaniques », le corporatisme était appliqué de façon très stricte et ceci nous amène à trois types de réflexions :
Le mode de formation :
Bâti sur le même modèle il se différenciait quelque peu suivant les régions et les métiers. Par exemple en France, dans les métiers de l’ébénisterie, la formation débutait par un apprentissage de 6 ans puis, après un passage de 5 ans comme compagnon, il était nécessaire de se former pendant deux ans pour obtenir la maîtrise. Dans les pays germaniques, la maîtrise était obligatoire pour s’établir dans le métier, et le cursus total était accessible prioritairement aux enfants de maîtres. Ces maîtres artisans pouvaient ainsi inscrire leur descendance dans la « bourgeoisie » locale. Le frère de Jean Jacques Binder, qui s’installa à son compte, devait être titulaire de la maîtrise. Il est donc aussi envisageable que Jean Jacques ait suivi un cursus semblable. Il était, sinon un maître, du moins un professionnel issu de la « caste des selliers » et hautement compétent. De par son expérience familiale, il avait du être initié à la partie commerciale de son métier.
L’installation de nouveaux ateliers :
C’est l’assemblée des maîtres qui régulait l’ensemble de l’activité des entreprises de la commune et décidait de l’installation, ou non, de nouveaux ateliers. Ceci amenait les cadets des familles à se déplacer pour créer leur propre entreprise. Ces cadets avaient donc intérêt à s’expatrier pour créer leur propre activité.
Le développement économique du métier :
Les corporations décidaient de la bonne pratique et des techniques à mettre en œuvre dans le métier. Ceci restreignait la capacité d’innovation des ateliers. Contrairement aux pays germaniques, la France avait remis partiellement en cause le pouvoir des corporations.
A partir du 17°, furent créés les ateliers royaux où étaient regroupés des artisans et où ne s’appliquaient pas les règles des corporations. C’est dans ce type de regroupement spécifique à la construction des carrosses, « les écuries du Roi » que furent inventés les premiers ressorts à lame;voir l'article Quelques éléments sur l'évolution de la suspension des voitures (2) .
La révolution, puis l’empire, continuèrent cette politique et mirent fin à l’hégémonie des corporations en France. La nécessité qu’avaient les cadets de quitter leur ville pour s’installer à leur compte, la liberté de création et de développement existant en France, furent peut-être à l’origine de l’immigration de professionnels, selliers, menuisiers,… d’origine germanique. (Après 1815, une autre vague arrivera. Après l’établissement du service militaire en Prusse, de nombreux artisans arriveront de nouveau en France pour fuir la conscription.)
Mais un autre élément explicatif de cette migration est la politique d’expansion territoriale de Napoléon :
-D’une part cette politique modifia ou accéléra les processus commerciaux au sein de l’Europe et facilita les déplacements de certains professionnels.
-D’autre part, elle engagea des mouvements importants d’hommes mobilisés dans les armées. Napoléon créa la confédération du Rhin, auquel se rallia le royaume du Württemberg. Il s’agissait avant tout d’une alliance militaire ; les membres de cette confédération devaient fournir des troupes à l’empire français. Ces petits pays n’avaient auparavant que des armées de mercenaires et ce, en nombre limité. Ils devaient rapidement fournir des effectifs importants en hommes et en officiers. Ex: Le grand Duché de la Bade avait 1500 soldats en 1800 et devait en fournir 8000 en 1806. La masse des soldats fut recrutée par conscription et les officiers et sous officiers par engagement volontaire, essentiellement dans la noblesse mais aussi dans la bourgeoisie.(Un sous officier pouvait assez rapidement être promu lieutenant)
Lors de sa demande de naturalisation en 1840, Jean Jacques Binder affirme être arrivé en France en 1806, à l’âge de 23 ans. Est-il venu sur un contrat civil dans un atelier ou dans le cadre de l’accord militaire et s'est installé plus tardivement?
En tout cas, Les lettres à en tête de Binder frères et Binder indiquent toujours 1806 comme année de création de l’entreprise.
Cette date pourrait faire penser qu’il arriva en France pour travailler en sous-traitance chez un carrossier (pratique courante à l’époque).
Jean Pierre Binder, pense que son ancêtre ait été incorporé à cette époque dans l’armée du Württemberg, qui combattait aux cotés des Français. Il émet également l’hypothèse qu’il était stationné à Vincennes (il épousa en 1817 la fille de l'ancien maire de Vincennes entre 1804 et 1810).
A l’époque, Vincennes était une des bases de l’artillerie de la garde. A noter que l’artillerie avait pour originalité de recruter des troupes ayant des compétences dans les métiers des chevaux. Cette pratique a été reconduite dans la constitution en 1807 d’un nouveau corps d’armée, celui du train. En effet, à la suite de la bataille d’Eylau, Napoléon, insatisfait de son système d’approvisionnement , créa le train des équipages.
Depuis l’instauration de la République, le transport des fournitures était assuré par des compagnies privées; Ravet, Lancheyre, Gayde, et surtout Breidt. Napoléon créa son propre service d’approvisionnement en enrôlant le personnel de la compagnie Breidt et en le complétant par des personnels d’horizons divers, y compris des unités étrangères…. Cette création se fit dans la précipitation et ne se structura que progressivement. Le 7° bataillon des équipages du train fut créé à Vincennes en 1807. Les équipages du train de la garde impériale, dont les dépôts et ateliers étaient situés à Vincennes , ne furent créés qu’en 1811.
Unités quelques peu cosmopolites et mal équipées au départ, elles se structurèrent progressivement. Voici quelques éléments de cette évolution.
Ces différentes unités du train furent un creuset d’invention. Leur fonctionnement nécessitait de nouveaux types de voitures, de harnachement, dont le point commun était la recherche de la légèreté, de la solidité et de l’innovation. Voici un exemple assez étonnant de « voiture coffre »
C’était donc une source d’enrichissement technique pour un jeune sellier. D’autre part ces réalisations étaient en majorité confiées à des carrossiers privés ce qui pouvait créer des liens très étroits entre les techniciens de l’armée et les carrossiers et selliers privés.
Mais en 1813, le royaume du Württemberg dénonce son alliance avec la France et s’allie avec la coalition. Or, à cette époque, alors que son pays est en guerre contre Napoléon , JJ Binder fait le choix de rester en France (il place même de l’argent chez un notaire parisien). Napoléon a-t-il fait des offres d’accès à la nationalité française pour garder ces immigrés qualifiés civils ou militaires? En tout cas, JJ Binder a fait une demande officielle d'immigration qu'en 1816 pour se marier. Il pense avoir acquis la nationalité française et ne fera sa demande de naturalisation que très tardivement en 1840.
Il apparaît pour la première fois en 1817 comme sellier dans les registres de l'almanach du commerce de la ville de Paris mais son activité de sellier était de fait plus ancienne.
Voici deux représentations de voitures de cette époque :
Berline de ville de 1815 d’origine française
tandem de chasse 1817
Attardons nous sur la définition du métier de sellier. A la fin du 18°, on pouvait discerner ; les selliers bourreliers (le nom vient du nom du collier que l’on appelait « bourrelet » autrefois) qui s’occupaient des selles et harnachement, et les selliers-lormiers- carrossiers qui, outre les harnachements, fesaient les aménagements des carrosses. "Le régulateur du sellier" de 1818 nous décrit assez précisément l’ensemble des activités du sellier.
D’abord le harnachement :
La sellerie
Les planches suivantes nous montrent l’étendue des activités:
Les travaux concernant la voiture incluaient tout ce qui était suspentes, capotes, protections diverses en cuir et bien sur le garnissage intérieur. En 1825, la dénomination de sellier ne désignera plus que cette catégorie des professionnels qui finissent les voitures.
L’atelier qu’il avait loué au 2 rue Napoléon (rebaptisée rue de la paix), devait ressembler à cette gravure du 18° présenté dans l’encyclopédie de Diderot. Un espace éclairé par une devanture qui permettait au client de voir les produits. C’était donc un lieu de production et de commerce.
Mais dés 1816, notre sellier apparait sous la dénomination de sellier carrossier. La définition du métier de carrossier, entre celui qui la construit et celui qui la vend est souvent confuse à l’époque. Il semble que la dénomination de sellier carrossier correspondait à un sellier qui faisait le commerce de voitures.
D’ailleurs, plus tardivement, l’ordonnance du 3 Mars 1840, prenant acte de cette situation, différencie les deux métiers : « Il a été décidé qu’on doit imposer à la patente de Carrossier, le sellier qui vend des voitures , bien qu’il ne soit l’auteur que des seuls ouvrages de sellerie attachés aux voitures qu’il vend et qu’il fasse confectionner au dehors les ouvrages de carrossier tandis qu’on doit maintenir à la patente de sellier celui qui garnit les voitures mais ne les vend pas »
Le sellier carrossier en 1816 faisait donc commerce de voiture, assurait la finalisation du travail et la coordination totale ou partielle des différents corps de métiers. En voici quelques uns :
-Le charron qui s’occupait de la confection du train et des roues.
-Le maréchal grossier qui confectionnait les bandages, les essieux, frettes, marchepieds
-Le menuisier en voiture qui construisait la caisse.
-Et bien sûr; le sculpteur, serrurier, fondeur, doreur sur métal et sur bois, glacier, peintre , vernisseur,...
Les pièces des voitures circulaient entre les différents corps de métier et étaient finies chez le sellier carrossier qui en assurait la vente.
Ces sellier-carrossiers avaient besoin d’espace pour stocker leurs voitures. Un jugement de 1824 condamna à Lyon le carrossier « Manin » en lui interdisant de « fabriquer, raccommoder des voitures dans la rue ». Cette condamnation fit jurisprudence.
J.J.Binder déménagea une partie des ses ateliers dans un espace plus grand au 56 rue d’Anjou St Honoré en 1820 puis la totalité en 1826. On peut penser que c’est à cette époque qu’il rassembla dans un même lieu, sinon l’ensemble, du moins une grande partie des corps de métiers nécessaires à la fabrication et au « raccommodage » des voitures. Les modes de fabrication restaient traditionnels. Voici des représentations de voitures de cette époque.
Berline de 1830
Cabriolet 1830
Jean Jacques Binder ne se présente plus comme sellier-carrossier mais comme carrossier.
Grace aux travaux de JP Binder et aux documents qu’il a collectionnés, nous avons une idée assez précise du fonctionnement de l’entreprise de Jean Jacques Binder dans les années 1830 . Nous vous la présenterons dans la 2° partie de cet article.