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“Justes plaintes de la Calèche
sur
l’usurpation de son nom…” *
Texte de Jean-Louis Libourel
Ces jours derniers, la Calèche, persuadée à tort ou à raison de mon attachement indéfectible à la cause hippomobile, m’a adressé la supplique suivante. Ne voulant pas trahir la confiance de cette voiture si distinguée, et faisant mienne sa plainte légitime, j’en appelle à la sensibilité des fidèles du site www.attelage-patrimoine.com pour mettre fin aux indignes rapprochements, sous couvert de son nom, entre cette belle voiture et d’innombrables véhicules, anciens certes, mais communs, ainsi qu’aux incessantes usurpations de son identité au profit de fabrications modernes sans aucune beauté.
Calèche à la d’Aumont. Peinture sur porcelaine d’après un détail du tableau d’Alexandre Dunouy, Le château de Benrath, 1806, conservé au Palais de l’Elysée.
« Assez ! Assez ! Par pitié, assez ! Je n’en puis plus de voir mon nom utilisé à tort et à travers, accolé aux véhicules les plus ordinaires ou aux consternantes fabrications modernes, exploité à des fins commerciales comme moyen publicitaire. Assez de ces « promenades en calèche » ! Assez de ces « calèches à vendre » !
Moi, une des plus ancienne voitures connues, présente dans les écuries du roi de France dès 1643. Moi qui fus toujours à la pointe de la modernité — j’ai été la première à posséder des ressorts à lames dès 1665 — et toujours à l’avant-garde de la mode. Moi, dont l’immortelle marquise de Sévigné écrivit le 1er juillet 1671 à la suite d’un voyage à mon bord « il n’y a rien de plus joli, il semble qu’on vole ».
Durant des années, j’ai transporté lors de ses chasses quotidiennes le Roi-Soleil, attelée à six petits chevaux noirs rapides comme le vent que Sa Majesté conduisait en personne, à l’admiration de Saint-Simon, « avec une adresse et une justesse que n’avaient pas les meilleurs cochers, et toujours la même grâce à tout ce qu’il faisait ».
Moi, toujours associée aux divertissements les plus exquis, comme ces promenades au clair de lune l’été 1661, relatées par Madame de La Fayette dans son “Histoire d’Henriette d’Angleterre, duchesse d’Orléans” : « Après souper, on montait dans des calèches, et au bruit des violons on s’allait promener une partie de la nuit autour du canal ». Quelle merveille !...
Mes sœurs et moi étions « écologiques » avant l’heure : c’est ce qu’avait bien perçu André-Jacob Roubo en écrivant à notre sujet dans son ouvrage fondamental “L’art du menuisier-carrossier” (1771) : « Ces sortes de voitures sont faites pour jouir de l’air et de la vue de la campagne ».
Moi qui ai été, en dehors des voitures de maîtres, la seule grande voiture qu’un gentleman pouvait mener sans déchoir, à l’exemple des membres du “Four-in-hand Club”, créé à Londres en 1808, dont les “barouches” — c’est notre nom anglais — étaient reconnaissables à leurs caisses peintes en jaune. C’est ainsi conduite par un maître distingué que je figure dans les œuvres de J.B Clarot (Promenade en calèche de l’empereur François joseph 1er et de l’impératrice Caroline Augusta, 1815), d’Horace Vernet (La calèche, 1836), d’Auguste d’Ainecy comte de Montpezat (La vie d’un gentilhomme en toutes saisons : l’été).
J.B. Clarot : Promenade en calèche de l’empereur François joseph 1er et de l’impératrice Caroline Augusta, Lithographie 1832. Vienne, Kunsthistorisches Museum.
Équipée de coffres et montée sur un train robuste, je peux voyager au loin. Mais ma véritable fonction, ma vocation essentielle, est l’apparat : durant tout le XIXe siècle, j’ai été l’ornement le plus gracieux des cortèges officiels comme des promenades au bois ou sur les boulevards. Dans cet emploi, je viens en tête des rares voitures qui peuvent prétendre à l’élégantissime et prestigieux attelage à la d’Aumont. Et rien ne m’est comparable lorsque je suis attelée en grande d’Aumont : j’exige alors sept domestiques — un piqueur, deux postillons, deux valets de pied, deux garçons d’écurie — et sept chevaux — un pour le piqueur, quatre pour moi-même, deux pour les garçons d’écurie — Aucun équipage n’est plus fastueux !
De toutes mes concurrentes à quatre roues, j’ai toujours été la plus belle, la plus raffinée, celle dont les dames élégantes ont raffolé pour leurs promenades dans les lieux à la mode, car moi seule sais mettre en valeur leurs toilettes. En 1815 déjà “L’Almanach des modes et annuaire des modes réunies” le constatait : « la voiture sans contredit la plus agréable, celle dans laquelle, nonchalamment et mollement assise, une femme est vue de la tête aux pieds, c’est la Calèche. Les dames ont pour cette voiture une prédilection particulière ».
A la fin du siècle encore, je restais leur favorite. En 1883, dans “Paris à cheval ” Crafty en témoigne : « En tête des vraies voitures de femmes il convient de placer la calèche à huit ressorts, qui reste ce qu’on a trouvé de mieux pour la promenade de l’après-midi ». La même année, le très sérieux et très professionnel “Guide du Carrossier” commente les raisons qui me conservent la faveur « des dames élégantes qui, au lieu d’être entièrement enterrées dans un véhicule et de passer inaperçues sur nos magnifiques promenades, préfèrent être complètement à découvert et laisser voir au public la finesse, la délicatesse de leur goût en fait de toilette, leur aisance dans les manières et leur cachet de distinction. On fait même de nos jours, les caisses basses de panneau et le capotage à trois cerceaux seulement […] Tout cela pour laisser la toilette à découvert ». Dix ans plus tard, en 1893, ce même journal constate encore : « cette voiture à l’usage des dames a été sans rivale, et, maintenant encore, par son style, son aspect, elle est supérieure aux autres ».
Eugène Lami : Course de Chantilly sous le patronage de Son Altesse Royale Monseigneur le Duc d’Orléans, 1841
Et voilà qu’aujourd’hui, moi qui fus si longtemps la reine des voitures, je me vois ravalée au rang des véhicules les plus communs, telles ces pauvres jardinières à deux roues, pompeusement baptisées « calèche à deux roues ». Grotesque prétention, vantardise insensée : se prétendre calèche et n’avoir que deux roues ! J’ai de tout temps roulé sur quatre roues !
On m’objectera que le terme « calèche à deux roues » a bien été utilisé à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe. Certes. Mais ne nous y trompons pas : il s’agit là de ces appellations fantaisistes dont les carrossiers ont tant abusé. En effet, à y regarder de près, on constate que ce terme ne correspond à aucun type de voiture nouvelle par la forme ou la structure, mais qu’il s’applique le plus souvent à des voitures de voyage appartenant à la famille des chaises de poste, pourtant connues et bien identifiées depuis la fin du XVIIe siècle. Et ce n’est pas à vous, auteur d’un “Vocabulaire hippomobile typologique et technique”, que je rappellerai combien le vocabulaire de la carrosserie a toujours été imprécis, souvent du fait des fabricants de voitures enclins à créer de nouvelles appellations pour désigner des modèles qui ne diffèrent d’un type général que pour des détails de construction ou de forme.
Le beau nom de calèche pour des voitures à deux roues ! Nous avons, il est vrai, elles et moi, un point commun : nous sommes toutes aussi vieilles, et nous avons roulé aux mêmes temps anciens.
Calèche de l’empereur d’Autriche attelée en grande d’Aumont, peinture anonyme, vers 1860. Vienne, Kunsthistorisches Museum.
Comble de l’humiliation, moi qui suis reconnue et saluée par tous et de tout temps comme la voiture la plus élégante et la plus raffinée, me voilà confondue avec d’affreuses fabrications modernes. Je suffoque de colère à être comparée, moi, le chef-d’œuvre des carrossiers, avec ces pataudes réalisations actuelles, dénuées de toute esthétique, sans grâce, sans beauté, fabriquées sans aucun sens des proportions et des beaux matériaux, conçues pour transporter le plus grand nombre de passagers dans un seul but de rentabilité, sans que jamais on ne se soit soucié de l’effet désastreux qu’elles produisent attelées au plus magnifique animal du monde.
« Promenades en calèches », « Mariages en calèche », promettent nombre d’annonces publicitaires qui n’ont à offrir en guise de calèches que des pastiches prétentieux au clinquant tapageur, ou de vilains chariots indignes même du modeste nom de chars-à-bancs, totalement dépourvus des qualités qui sont les miennes, l’élégance, la grâce, le luxe, la beauté, et dans lesquelles on véhicule de malheureux touristes inconscients du spectacle ridicule qu’offrent ces piètres équipages. C’est une tromperie de donner l’illusion aux gens non avertis qu’ils se promènent en calèche, alors qu’ils sont inconfortablement assis dans des véhicules hideux ».
Auguste d’Ainecy comte de Montpezat : la vie d’un gentilhomme en toutes saisons, l’été. Lithographie.
Voulant tempérer l’emportement de la Calèche, je me hasardai à lui dire : « Pourquoi vous fâcher ? Votre succès est la cause même de l’emploi universel de votre nom, devenu synonyme de voiture à cheval ».
« La belle affaire ! Et ne peut-on utiliser le mot voiture ? Serait-il aujourd’hui réservé seulement aux automobiles ? Vous savez bien que jusqu’en 1914 il a désigné exclusivement les véhicules hippomobiles. Jusqu’à cette date, voiture signifie véhicule à cheval. Pour nommer la nouvelle invention motorisée on ajoutait au mot voiture l’adjectif automobile. Et faut-il que, victime de ma renommée, je me résigne à voir mon nom emprunté à tout va pour magnifier les plus modestes charrettes ou donner de l’éclat aux misérables fabrications contemporaines auxquelles on l’applique ?
Passe encore que l’on utilise mon nom pour désigner tout véhicule hippomobile lorsqu’on ignore tout du monde de l’attelage. En 1904 déjà, le “Guide du Carrossier”, toujours au fait en matière de carrosserie, constatait cette confusion : « Pour les profanes, c’est-à-dire pour ceux que ni leur fortune ni leur profession n’ont mis en situation de connaître un peu les équipages, le mot calèche sert à désigner une belle voiture de Maître ». Il faut donc excuser les ignorants.
Mais je souffre et suis très attristée lorsque je constate que mon nom est utilisé improprement pour désigner tout véhicule attelé par des personnes initiées à l’art de la conduite en guides, adeptes de la belle tradition de l’attelage et amoureuses des voitures anciennes. Oui, ce m’est un affront insupportable d’être si maltraitée par certains de ceux qui me sont les plus proches, qui appartiennent au monde de l’attelage, et sont donc supposés en connaître les subtilités et en maîtriser le vocabulaire ». Quand cesseront-ils de me rabaisser ? Dites-leur, s’il vous plaît, tout le mal qu’ils me font en employant systématiquement mon nom pour toutes sortes de véhicules qu’ils pourraient appeler chacun par son nom propre ou, simplement, par le générique “voiture”.
Soyez remercié, cher Monsieur, de bien vouloir m’aider à retrouver toute ma dignité ».
Victor Adam : La calèche, lithographie
C’est ainsi que la Calèche me supplia. Touché par sa colère et son désarroi, je promis à cette incomparable voiture de faire connaître ses plaintes, si justes, et la quittai en l’assurant que j’étais depuis longtemps et resterai toujours son plus fidèle admirateur et son plus ardent défenseur.
Jean-Louis Libourel
* Inspirées des « Justes plaintes faites au Roy par les cabaretiers de la ville de Paris sur la confusion des carrosses qui y sont et de l’incommodité qu’en reçoit le public », Paris, 1625
L'article "Justes plaintes de la calèche..." a été publié dans La Lettre de l'Association Française d'Attelage, n° 99, juin 2013