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Avant d’oser monter sa « plus belle conquête », l’homme s’en servit comme animal de trait. Et c’est attelé que le cheval, des siècles durant, a rendu à son maître les plus nombreux services. Il est donc naturel de le voir très souvent représenté dans les brancards ou au timon d’une voiture.
Apparue dès le troisième millénaire avant J.C., la voiture reste rudimentaire jusqu’à la fin du Moyen Age et n’est connue durant cette longue période que sous la forme de chars, charrettes et chariots, le plus souvent utilitaires. Son usage pour le transport des personnes ne se développe véritablement qu’à partir du XVIe siècle. Encore peu nombreuses en France au début du XVIIe siècle, les voitures se multiplient sous le règne de Louis XIII et connaissent au règne suivant un succès définitif dû à d’importantes innovations techniques : premiers ressorts, caisse vitrée et entièrement fermée par des portières sur toute la hauteur, et, formidable invention parisienne des années 1660 diffusée par la suite dans l’Europe entière notamment par les gravures de l’ornemaniste Jean Le Pautre (1618-1682), un train muni d’arcs en fer permettant aux roues antérieures de passer sous la flèche pour tourner à angle droit.
Jean Le Pautre : Nouveaux defsings pour orner et embelir les carrofses et chaises roullantes inventés et gravés par J. le Pautre.
Si elle est étroitement liée aux progrès techniques, au développement du réseau routier, à la recherche d’un plus grand confort, l’utilisation croissante des voitures résulte avant tout de comportements sociaux. La voiture s’impose très vite comme le moyen le plus sûr de paraître et d’être remarqué. Elle est « le but où veut atteindre chaque homme dans le chemin de la fortune » constate Sébastien Mercier dans ses Tableaux de Paris. Rouler carrosse, posséder un brillant équipage, est preuve de richesse, de réussite, d’appartenance aux strates supérieures de la société. Vitrine dominant la foule des piétons anonymes, sorte de trône ou de scène mobiles, la voiture, par sa magnificence, par la beauté et le nombre des chevaux qui la tirent, des domestiques qui l’escortent, illustre la puissance du prince ou l’opulence du particulier qui la possède.
Indispensable et concourant à la plupart des activités humaines, elle est présente dans d’innombrables tableaux, gravures et dessins qui la montrent sillonnant les routes et les chemins en d’interminables voyages, encombrant les rues et les places des villes, pénétrant dans les cours des palais et des châteaux, stationnant aux abords des salles de spectacle et des lieux à la mode, promenant les élégantes dans les allées des jardins et des parcs, conduisant les chasseurs en forêt, portant les charges les plus diverses, ou cahotant sur les champs de bataille. Or, mis à part un petit nombre d’esquisses et d’études réalisées notamment par Léonard deVinci (1452-1519), Bastiano da Sangallo (1481-1551), Fausto Verantii (1551-117), Heinrich Schickhardt (1558-1635), Willem Buytewech (1591-1624), Jacques Callot (1592-1635),Jan van de Velde (1593-1641), Rembrandt (1606-1669),Johan Philip Lemke (1631-1711) où elle apparaît seule et qui témoignent de l’intérêt suscité au XVIe siècle et au début du XVIIe par cette étrange machine nouvelle, elle est toujours figurée avec l’attelage qui lui permet de se mouvoir. Ainsi se multiplient les représentations du cheval, non pas comme monture, mais comme animal de trait.
Coches primitifs : des machines étranges. Dessins, XVIe et XVIIe siècles.
Un cheval longtemps stéréotypé
Autant ces représentations d’attelages nous renseignent sur la typologie et la forme des voitures, sur leur apparence, leur décor, la manière dont elles sont attelées, autant les chevaux y sont confondus dans un total anonymat et un traitement uniforme.
Pour bien aller, un attelage doit marcher d’un même pas, sans « tirer à hue et à dia » et former un tout homogène. L’appareillage des chevaux qui le composent exige de chacun même taille, même conformation, même force, même amplitude des allures, même régularité des cadences. Cet impératif était naturellement connu de tous durant les siècles où la locomotion dépendait quasi entièrement de la traction hippomobile. Les artistes ne l’ignoraient pas. Aussi, ont-ils traité l’attelage comme une entité dans laquelle doit se fondre chaque partie et dont la beauté ne réside pas seulement dans la perfection de tel ou tel élément, mais dans la cohérence de l’ensemble. De là, s’est très tôt établie une manière, devenue poncif, consistant à représenter les chevaux d’un même attelage de façon identique et répétitive. Attelé, le cheval perd tout caractère individuel. Il cesse d’être un sujet traité pour lui-même, et n’est plus qu’une des composantes d’un ensemble harmonieux : l’équipage. Et quelle que soit l’époque, pour que ce dernier « fasse bon effet quand on l’embrasse tout entier d’un coup d’œil, il faut que les chevaux, la voiture, les hommes forment un tout sans défauts » (Crafty : Paris au Bois, 1890).
« Le cortège du couronnement de l’archiduchesse Constance de Habsburg à Cracovie »(Varsovie, Musée régional Zamek Krolewski) peint en 1605 par Balthazar Gebhard sur un rouleau de papier de 15 mètres de long, est l’une des œuvres les plus anciennes où l’on peut observer le traitement stéréotypé des chevaux qui contraste avec la représentation exacte des voitures et de leur mode complexe d’attelage combinant barre de volée, palonniers, maître-palonnier, traits sur traits.
« Cortège du couronnement de l’archiduchesse Constance de Habsburg à Cracovie »,aquarelle et gouache par Balthazar Gebhard, détail, 1605. (Varsovie, Musée régional Zamek Krolewski).
La représentation la plus forte de l’attelage comme un tout indissociable est une aquarelle du peintre symboliste Gustave Moreau (1826-1898), « La diligence » (Paris, Musée Gustave Moreau) : devant la masse sombre d’une diligence des Messageries, les chevaux, étroitement amalgamés, ne forment plus qu’une seule tache sombre, abstraite presque, où l’on ne discerne que la tête dressée d’un timonier, les oreilles pointées et la croupe grise de son voisin.
« Diligence », aquarelle par Gustave Moreau. (Paris, Musée Gustave Moreau).
Seule dérogation parfois admise à cette règle de l’uniformité : le mélange des robes, en vogue à certaines périodes ou pour certains attelages. Cette pratique a souvent séduit les peintres à qui elle permettait des effets chromatiques autrement chatoyants que la plate monotonie des attelages d’une seule couleur. Les fringants pies-alezans de l’empereur d’Autriche(« L’empereur d’Autriche François-Joseph menant son phaéton »par Alexander de Bensa, Paris, collection Emile Hermès), le gris pommelé et le bai cerise d’une calèche aux ressorts ployant sous une cargaison de riches fêtards déguisés pour le carnaval (« Une voiture de masques place de la Concorde » par Eugène Lami, Paris, Musée Carnavalet), les bais et les noirs attelés en damier à la calèche d’un gentilhomme (« La vie d’un gentilhomme en toutes saisons, l’été » parle comte de Montpezat), l’alezan cuivré, l’aubère violacé, le gris fer pommelé, les deux blancs nacrés et le bai tractant un fardier (« La charretée de pierre vue à vol d’oiseau » par Lowes Dalbiac Luard, Collection privée), illustrent la prédilection des peintres pour les attelages multicolores.
« L’empereur d’Autriche François-Joseph menant son phaéton », par Alexander de Bensa, 1864. (Paris, collection Emile Hermès).
« Une voiture de masques place de la Concorde », par Eugène Lami, 1836. (Paris, Musée Carnavalet).
« La vie d’un gentilhomme en toutes saisons, l’été », par Henri d’Ainecy comte de Montpezat, 1846.
Le rôle de premier plan que les voitures et les attelages occupent dans la représentation sociale, comme symboles de pouvoir, de fortune, de distinction, ainsi que dans les activités quotidiennes ou les évènements particuliers, explique leur présence à partir du XVIIe siècle dans de très nombreuses œuvres. Mais le plus souvent, ils n’y occupent qu’une place secondaire et n’y sont introduits qu’à titre anecdotique pour animer les places ou les rues d’une cité, pour donner l’échelle d’un édifice, mettre du mouvement dans un paysage. Tel est le cas du coche que Matthäus Mérian (1593-1650) fait galoper sur les berges de la Seine dans une « Vue de Paris » (Paris, Musée Carnavalet), ou du chariot rustique à trois chevaux en arbalète cheminant paisiblement à travers un « Paysage » d’Adriaen Frans Boudewyns (Besançon, Musée des beaux-arts et d’archéologie).
« Vue de Paris », par Matthäus Mérian. (Paris, Musée Carnavalet).
« Paysage »,par Adriaen Frans Boudewyns. (Besançon, Musée des beaux-arts et d’archéologie).
L’attelage « spectacle », apparat et cortèges
La peinture de l’époque classique rend fidèlement compte de l’évolution typologique de la carrosserie. Les voitures y apparaissent au fur et à mesure de leur invention avec des caractéristiques formelles précises permettant de les identifier sans erreur. Aux pesants coches et carrosses du XVIIe siècle, succèdent au XVIIIe les chaises de poste rapides, les berlines confortables et sûres, les cabriolets et phaétons légers.
En revanche, elle nous renseigne peu sur les chevaux. Peints, dessinés ou gravés, les chevaux de carrosse sont des animaux sans identité. Impossible de reconnaître une race, d’identifier une origine. Tous ont la même conformation : forte corpulence, sous laquelle les membres semblent souvent graciles, têtes busquées, crinières et queues très fournies et à tous crins. Calmes et tranquilles, ces chevaux à sang froid, attelés aux carrosses du Grand Siècle ou aux berlines du Siècle des Lumières, ont tous un air bonasse et rassurant.
Sont ainsi confondus sous une même apparence les chevaux des « Grands Attelages à dix » réservés au roi pour les cérémonies, les Noirs d’Espagne, les Brandebourg bais, les suédois Gris d’Oldenbourg, les Tigrés de Poméranie, les « Feuille morte » d’un poil très rare, les Hollandais, les Frisons, les Grandes et Petites Pies, les Zélande, les Grands et les Petits Danois « les plus beaux carrossiers » selon Garsault, les Petits Normands « ceux qui tiennent le mieux le pavé », même les petits chevaux noirs – des Napolitains ? – de la calèche que Louis XIV utilisait à la chasse depuis qu'il s'était cassé le bras en courant le cerf en 1683, et « qu’il menait lui-même à toute bride avec une adresse et une justesse que n’ont pas les meilleurs cochers », au dire de Saint-Simon, et qu’on voit galoper sur un tableau de Jean-Baptiste Martin l’aîné (Musée National de Fontainebleau).
Louis XIV menant sa calèche à la chasse par Jean-Baptiste Martin l’Aîné, détail. (Musée National de Fontainebleau).
Adam-François Van der Meulen (1632-1690) est le peintre qui a le plus souvent mis au centre même de ses tableaux les somptueux carrosses en bois doré, appartenant à Louis XIV et à son entourage, copiés dans l’Europe entière tant ils sont magnifiques, et qui les a montrés dans tout l’éclat de leur richesse décorative et avec toute la splendeur de leurs attelages à la française : les quatre ou les six premiers chevaux menés en grandes guides par un cocher, les sixièmes ou huitièmes par un postillon— On dénombre les chevaux depuis la main du cocher : les premiers sont les plus proches de la voiture ; les plus éloignés, dits les derniers, sont en tête de l’attelage —Ses chevaux sont toujours de même modèle, corpulents avec de petites têtes, crinières et queues à tous crins. Chaque attelage est sous même poil : blancs (« L’Entrée de Louis XIV et de Marie-Thérèse dans Arras, le 30 juillet 1667 », Versailles, Château de Versailles et de Trianon), gris (« Philippe-François d’Arenberg salué par un groupe de cavaliers », Londres, National Gallery, et « Voyage de Louis XIV ou convoi d’un carrosse », Saint-Pétersbourg, Musée de l’Ermitage), bais (« Vue de l’ancien château de Versailles avec l’arrivée de Louis XIV », Cassel, Staatliche Kunstsammlungen Gemäldegalerie), pies (« Voyage d’une princesse », Cassel, Staatliche Kunstsammlungen Gemäldegalerie). L’agencement des attelages est rigoureusement exact : les traits des quatrièmes, comme de règle, sont fixés à une balance, composée de deux palonniers reliés à un maître-palonnier, tandis que les sixièmes sont attelés traits sur traits avec les quatrièmes.
« L’Entrée de Louis XIV et de Marie-Thérèse dans Arras, le 30 juillet 1667 », par Adam-François Van der Meulen.(Versailles, Château de Versailles et de Trianon).
« Philippe-François d’Arenberg salué par un groupe de cavaliers », par Adam-François Van der Meulen, vers 1662. (Londres, National Gallery).
Le XVIIIe siècle n’apporte pas de changement notoire dans la vision que les artistes donnent du cheval attelé. Le carrossier des Lumières est tout aussi banalisé que celui du Grand Siècle. Gourmé comme son prédécesseur par l’éducation que lui ont inculquée de savants écuyers, il tire sagement de somptueuses voitures. C’est encore dans des vues de villes ou d’architectures qu’on l’observe le plus fréquemment, tels les deux bais à queues coupées garnis de harnais à bricoles assortis à la tonalité de la calèche à la mode que Jean-Baptiste Leprince (1734-1781) a placée dans « L’entrée des Tuileries et la place Louis XV » (Besançon, Musée des beaux-arts et d’archéologie).
« L’entrée du palais des Tuileries », par Jean-Baptiste Leprince, détail, 1775. (Besançon, Musée des beaux-arts et d’archéologie).
Les vues de Dresde et de Varsovie de Bernardo Bellotto (1721-1780) abondent en équipages où personnages, chevaux, voitures sont d’une grande précision, comme ces coupés à décor de médaillons et de guirlandes de fleurs circulant dans « La rue Krakowskie Przedmieście prise de la colonne de Sigismond III » (Varsovie, Château royal), attelés l’un à une paire d’aubères rebondis, l’autre à six chevaux blancs mouchetés de noir.
« La rue Krakowskie Przedmieście prise de la colonne de Sigismond III » à Varsovie, par Bernardo Bellotto, détail, 1767-1768. (Varsovie, Château royal).
« La place Navona sous l’eau » (Hanovre, Niedersächsische Landesmuseum), toile peinte par Giovanni Paolo Pannini en 1756, offre la vision la plus merveilleuse d’une réunion d’attelages au XVIIIe siècle. Autour de la place artificiellement inondée, deux rangs de voitures, en majorité des berlines, quelques calèches, un ou deux coupés, tournent en sens inverse, comme sur un immense miroir. Toutes sont attelées à deux chevaux, noirs pour plus de la moitié, blancs pour une vingtaine d’autres. Dans l’angle inférieur droit, deux alezans splendides arborent d’abondantes crinières blondes. Ce carrousel féerique se déroule dans une explosion de couleurs : dorures des caisses, teintes vives des roues et des panneaux peints, chatoiement des livrées des cochers et des costumes des curieux venus voir ce corso magnifique.
« La place Navona sous l’eau », par Giovanni Paolo Pannini, 1756. (Hanovre, Niedersächsische Landesmuseum).
Toutes ces œuvres sont riches d’informations précieuses. Des perspectives de Saint-Pétersbourg et de Moscou montrent des équipages dont les chevaux de volée sont attelés loin devant les timoniers avec des traits interminables : exagération due à la fantaisie des peintres ? C’est en réalité la transcription fidèle d’un mode particulier d’attelage propre à la Russie, où il est encore en vigueur au XIXe siècle, ce dont témoigne le marquis Adolphe de Custine étonné par ces traits de volée « démesurément longs » qu’il remarque lors d’un voyage en 1839 (La Russie en 1839, 1843).
Attelage à quatre à longs traits de volée, vers 1840-1820. Gravure de J. J. Biedermann.
La représentation latérale d’un équipage, seule susceptible de le montrer dans son total développement avec une lisibilité parfaite de chacune de ses composantes, au contraire des vues frontales ou de trois-quarts, réductrices, est toujours la plus courante au XVIIIe siècle. Parmi de nombreux autres, un tableau anonyme représentant le roi « George III se rendant à l’ouverture du Parlement avec le Golden State Coach le 25 novembre 1762 » (Londres, Royal Collection) illustre cette capacité à donner la meilleure et la plus complète vision d’un équipage. Livré aux Ecuries royales la veille de l’ouverture du Parlement, le tout nouveau carrosse en bois doré et son riche décor sculpté sont fidèlement représentés : guirlandes de feuillages à la ceinture, palmiers scandant les divisions verticales, mufles de lions aux angles de la caisse, trophées d’armes et cimiers empanachés aux quatre coins de l’impériale, tritons athlétiques et gerbes de roseaux sur l’avant-train, autant de détails dont on peut vérifier la scrupuleuse exactitude en visitant les Royal Mews, les écuries royales, à Londres où la voiture est conservée. Le « Golden State Coach very superb » est tiré par huit chevaux blancs garnis de somptueux harnais à bricoles en maroquin rouge et boucles de bronze doré, des cocardes de soie bleu ciel piquées dans la crinière et sur la croupe, menés à la française par un postillon et un cocher assis sur le siège à housse qu’Edouard VII fera supprimer en 1901. La représentation des chevaux, identiques, reste conventionnelle malgré l’artificiel « cabré fléchi » de deux d’entre eux, le second et le quatrième dans le rang de droite de l’attelage. Supposé donner vie à la composition, le mouvement de défense qui agite les deux équidés ne trouble en rien la marche majestueuse du carrosse. La véritable animation de l’œuvre réside, en arrière-plan, dans le déplacement des badauds courant sur le passage de la voiture royale, dont c’était la première apparition publique, pour mieux la voir.
« George III se rendant à l’ouverture du Parlement avec le “Golden State Coach” le 25 novembre 1762 », tableau anonyme, détail.(Londres, Royal Collection).
Cette représentation linéaire d’équipages de cérémonie, seuls ou en cortège, est encore fréquente au XIXe siècle. En témoignent quelques exemples : « Le Carrosse impérial d’Autriche devant le grand portail de la cathédrale Saint-Stéphane » (Vienne, Kunsthistorisches Museum), peint vers 1848/50 par Johan Gottlieb Prestel, avec ses huit chevaux blancs empanachés de plume d’autruches blanches ; différentes versions du « Cortège du couronnement de la reine Victoria entre Pall Mall et l’abbaye de Westminster le 28 juin 1838 »; le « Cortège du mariage de S.M. le roi d’Espagne Don Alphonse XII avec S.A.I. et R. l’archiduchesse Doña Maria Cristina d’Autriche sur le trajet de la basilique royale d’Atocha au Palais, le 29 novembre 1879 », pittoresque« bande dessinée » où V. Sabater a fidèlement représenté les trente-six attelages à deux, quatre, six et huit chevaux de ce cortège.
« Le Carrosse impérial d’Autriche devant le grand portail de la cathédrale Saint-Stéphane », par Johan Gottlieb Prestel, détail, vers 1848-1850. (Vienne, Kunsthistorisches Museum).
Coupé de gala avec des membres de la Maison de l’archiduchesse Doña Maria Cristina. « Cortège du mariage de S.M. le roi d’Espagne Don Alphonse XII avec S.A.I. et R. l’archiduchesse Doña Maria Cristina d’Autriche sur le trajet de la basilique royale d’Atocha au Palais, le 29 novembre 1879 » par V. Sabater.
Berline de gala avec des membres de la Maison de l’archiduchesse Doña Isabel. « Cortège du mariage de S.M. le roi d’Espagne Don Alphonse XII avec S.A.I. et R. l’archiduchesse Doña Maria Cristina d’Autriche… » par V. Sabater.
A la fin du XVIIIe siècle, quelques œuvres rompent brusquement avec la manière traditionnelle qui présidait à la représentation des attelages. Parmi elles, deux sont très significatives, « Le phaéton du prince de Galles »(Londres, Royal Collection), peint en 1793 par George Stubbs et « Une situation désagréable » de Jacques-Laurent Agasse (Collection privée).
Dans la première, George Stubbs (1724-1806), le peintre “très-anglais” du cheval, renouvelle le genre du portrait équin en vogue depuis l’apparition du pur-sang en Angleterre au milieu du XVIIIe siècle. Son huile sur panneau « Lady et Gentleman dans un phaéton »(Londres, National Gallery), précédemment réalisée en1787, échappait déjà aux règles conventionnelles du genre par sa simplicité et son naturel.
« Lady et Gentleman dans un phaéton », par George Stubbs, 1787.(Londres, National Gallery).
Soucieux de réalisme et passionné d’anatomie, Stubbs fut le premier à peindre les chevaux tels qu’ils sont, en faisant table rase des poncifs mis à la mode longtemps avant lui pour suggérer la pureté de la race, tels la petitesse de la tête, la distension des narines, la longueur interminable du dos, la gracilité des membres.
Dans « Le phaéton du prince de Galles » (Londres, Royal Collection)la posture des chevaux, campés, est la seule concession au genre. Le colley noir et blanc bondissant par jeu à la tête d’un des deux carrossiers, le cocher, bicorne en tête, tenant l’autre par la bride, le jeune prince, futur George IV, de dos, en gilet et bras de chemise, introduisent dans cette œuvre une spontanéité inhabituelle, véritablement moderne. Ici, le prince a choisi d’apparaître non en personnage officiel dans une voiture solennelle de cérémonie ou de gala, mais en sportif et en homme de cheval accompli, au moment où il s’apprête à partir en promenade aux guides de la voiture la plus fashionable du temps, un Highflyer phaeton, auxquels vont être mis deux rapides chevaux de sang, bais foncés, harnachés à la dernière mode, avec des colliers anglais, invention récente, et des brides à œillères carrées et frontaux à grosses cocardes écarlates assortis au train du véhicule. Dépouillés et réduits aux seuls éléments utiles, ces harnais fins laissent voir les chevaux dans toute leur beauté. Plus de ces larges bricoles et avaloires maintenues par de nombreuses courroies barrant poitrails, épaules et fesses, plus de lourds et riches ornements de bronze doré répandus à profusion sur toutes les pièces du harnachement. La présentation frontale de la voiture, comme surgissant du fond, donne à l’œuvre une troisième dimension, et par là, un caractère étonnamment moderne.
« Le phaéton du prince de Galles », par George Stubbs, 1793. (Londres, Royal Collection).
Léger, formé seulement d’un châssis portant très haut un siège minuscule sur de spectaculaires ressorts verticaux, le high flyer phaéton est une pure invention anglaise, apparue peu avant 1780, qui fit fureur à la fin du siècle auprès des jeunes gens fortunés, amateurs de driving… et de sensations fortes, les high flyer phaétons étant des véhicules très dangereux du fait de leur trop grande hauteur et de leur vitesse excessive. Symboles de l’arrogance et de la fatuité d’une jeunesse oisive et privilégiée, ils ont été souvent ridiculisés par les caricaturistes de l’époque à travers des dessins d’un humour féroce.
Cette dangerosité est le sujet même que Jacques-Laurent Agasse (1767-1849), tel un reporter, traite dans « Une situation désagréable », tableau relatant un accident survenu à l’artiste lors d’une promenade aux guides de son phaéton superbement attelé à quatre chevaux blancs, à queues coupées. Effrayés par les aboiements d’un chien qui leur barre la route, les chevaux de volée, en tête de l’attelage, échappant au contrôle de leur maître se jettent à gauche hors de la voie, entraînant derrière eux tout l’équipage. Les chevaux de timon refusant net d’avancer s’immobilisent brusquement, pétrifiés, fléchis sur leurs postérieurs. Montée sur le bas-côté du chemin, la voiture est prête à verser. Rompue, une guide du leader droit traîne à terre. L’attelage ainsi privé de direction et la voiture en déséquilibre périlleux, l’accident ne peut que survenir dans l’instant. Cette fâcheuse aventure personnelle est l’occasion pour Agasse de brosser un attelage d’une manière toute nouvelle : si les chevaux sont encore stéréotypés dans leur conformation, en revanche, leurs postures et leurs mouvements, tous différents, révèlent pour chacun d’eux une personnalité propre.
« Une situation désagréable », par Jacques-Laurent Agasse. (Collection privée).
Luxe et mondanité : attelages de maîtres
L’usage et le luxe des attelages culminent au XIXe siècle. De plus en plus nombreux sont ceux qui mènent eux-mêmes leurs équipages, en quête d’une sensation enivrante : le plaisir de conduire. Certes la conduite d’une voiture à quatre chevaux était considérée depuis longtemps dans les classes possédantes comme un art digne de tout gentleman distingué, mais sa pratique régulière ne se répand véritablement qu’au XIXe siècle. Un brillant équipage atteste la fortune et le goût de son propriétaire ; le mener soi-même procure un plaisir vif et révèle des qualités sportives, une virtuosité de mains que seuls possèdent les authentiques hommes de cheval. Répondant aux désirs de ces nouveaux auriges, les carrossiers créent des modèles inédits. La carrosserie atteint sous le Second Empire une perfection absolue. L’attelage est alors l’une des expressions les plus consommées du chic.
Il était donc naturel que le driving, noble pratique de l’attelage en tandem ou à quatre chevaux en grandes guides, attirât l’attention des artistes s’intéressant au sport, notamment les peintres et les graveurs anglais qui étaient en Europe, depuis la fin du XVIIIe siècle, les maîtres incontestés dans l’art des représentations sportives.
Pour nombre d’entre eux, les Mail-coaches et leurs dérivés, Road-coaches et Park-drags, voitures les plus rapides de leur temps, sont une source d’inspiration intarissable qui produira une multitude d’œuvres sur le thème du coaching.
James Pollard (1792-1867) est le maître du genre. Ses attelages ont une valeur documentaire unique. Mieux que tout autre il a su les saisir dans toute la diversité de leurs mouvements et relater avec justesse les péripéties du voyage : le départ des coaches, leur traversée de Londres, leur galop à travers la campagne, leurs arrêts aux auberges, le changement des chevaux aux relais, la course entre deux coaches rivaux, les croisements périlleux, les accidents, les voitures emportées par des attelages emballés, embourbées ou versées dans un fossé ou prises dans une tempête de neige ou une rivière en crue, la route de nuit et l’errance dans le brouillard à la lueur des lanternes…. Parmi tant d’autres, « Le Drag de John Smith Barry et son attelage de gris à Marbury Hall » ou « Le London-Farringdon Coach passant à Buckland House »(New Haven, Yale Center for British Art) sont des œuvres typiques de la manière condensée et raffinée avec laquelle James Pollard a dépeint sans cesse le milieu dynamique du coaching.
« Le Drag de John Smith Barry et son attelage de gris à Marbury Hall », par James Pollard. (New Haven, Yale Center for British Art).
« Le London-Farringdon Coach passant à Buckland House », parJames Pollard.(New Haven, Yale Center for British Art).
La peinture, et plus encore la gravure, consacrées aux exploits sportifs des cochers ou des gentlemen conduisant leurs mail-coaches constituent un genre spécifiquement britannique, massivement illustré par une nuée de concurrents ou d’imitateurs de James Pollard, tels John Frederik Herring Sr., Charles Cooper Henderson, Samuel Henri Alken, William Joseph Shayer, Michael Angelo Hayes. Leurs chevaux sont dans la plupart des cas stylisés et fixés dans des attitudes stéréotypées : le galop volant et le cabré fléchi, positions artificielles et forcées pour suggérer une grande vitesse ou un mouvement de défense.
John Cordrey (1765-1825) exploite le procédé en le répétant de manière mécanique dans la plupart de ses œuvres. Les chevaux de ses attelages sont tous identiques et se retrouvent d’une œuvre à l’autre toujours figés dans les mêmes gestes et la même attitude.
John Cordrey. Attelages répétitivement identiques.
Cecil Aldin (1870-1935) et le français Charles-Edmond Hermet, sous le pseudonyme d’Harry Eliott (1882-1959), ont perpétué ce genre avec succès, tout en le renouvelant par un dessin ferme et par un traitement des couleurs en aplat, systématiquement bordées d’un fort contour noir.
« Mail-coach sur la route », lithographie par Cecil Aldin.
Ces œuvres obéissent en général à la règle implicite, toujours en vigueur, de la représentation uniforme des chevaux d’un même attelage. Cette règle s’applique désormais au nouvel archétype de cheval carrossier inspiré aux artistes par la beauté des pur-sang anglais et arabes, et qui succède aux placides chevaux de carrosse de l’Ancien Régime, corpulents et busqués : un cheval splendide, racé, délicat, fruit d’une civilisation brillante et raffinée où la quête de l’apparence pure est revendiquée comme une valeur suprême. Le modelé précis de la musculature, le rendu soyeux de la robe, inscrits dans le contour d’un dessin impeccable ciselant avec acuité la silhouette de l’animal, vibrante de la pointe aiguisée de son oreille attentive à celle arrondie et claquante de son sabot, la tête expressive, le chanfrein creux, les yeux vifs, les naseaux largement ouverts et frémissants, les vaisseaux sanguins palpitants sous la peau satinée, les jambes fines et nerveuses, sont les traits qui le définissent. Ce cheval est celui qui apparaît durant tout le XIXe siècle dans la plupart des représentations d’équipages. C’est lui qui est attelé à la daumont de la « Vue du château de Benrath »(Paris, Palais de l’Elysée)par Alexandre Dunouy (1757-1841), à la calèche nacelle de « La promenade de l’empereur François joseph 1er et de l’impératrice Caroline Augusta » (Vienne, Kunsthistorisches Museum) par Johann Baptist Clarot (1797-1854), au phaéton de « L’empereur d’Autriche François-Joseph » (Paris, Collection Emile Hermès)par le Chevalier Alexander de Bensa (1820-1902), au « Petit coupé de ville » (Paris, collection Emile Hermès) de Louis Robert Heyrault (1840-1880), du « Break de chasse attelé en poste » (Ancien Musée de la Poste à Amboise) de Charles-Fernand de Condamy (1847-1913).
« Vue du château de Benrath »par Alexandre Dunouy. (Paris, Palais de l’Elysée).
« La promenade de l’empereur François joseph 1er et de l’impératrice Caroline Augusta »,lithographie par Johann Baptist Clarot, 1832.(Vienne, Kunsthistorisches Museum).
« Petit coupé de ville »,par Louis Robert Heyrault, 1857. (Paris, collection Emile Hermès).
« Break de chasse attelé en poste », par Charles-Fernand de Condamy, 1881.(Ancien Musée de la Poste à Amboise).
Indéfiniment répétées au XIXe siècle, ces caractéristiques sont devenues à leur tour les poncifs appliqués à la plupart des représentations de carrossiers. Combinés à des attitudes artificielles et des expressions affectées, ils ont produit ces « chevaux à encolures de cygne qui sont fiers de leurs gros yeux ronds et de leurs croupes rebondies […] et vont comme des lièvres, à toute allure » dont se moque Gustave Coquiot.(Coquiot : « Dessinateurs et peintres de chevaux », L’art décoratif, revue de l’art ancien et de la vie artistique moderne, t. XXIV, Juillet-décembre 1910).
Auguste d’Ainecy comte de Montpezat, Victor-Jean Adam et son fils Albert, Carle et Horace Vernet, Bonnemaison, Charles-Fernand de Condamy, Eugène Guérard, John-Lewis Brown, Ernest-Alexandre Bodoy, Georges Busson, tant d’autres, ont exprimé par une connaissance remarquable du harnais et de la carrosserie où tout est parfaitement orthodoxe, où chaque partie est à sa place et où rien n’est à reprendre, le raffinement et le chic propres aux attelages. Baudelaire avait raison, qui pressentait dans ces œuvres des « archives précieuses de la vie civilisée ».
« La promenade », par Eugène Guérard. (Compiègne, Musée national de la Voiture).
De cette production pléthorique dont les constantes sont la joliesse des chevaux et la précision méticuleuse des harnais et voitures, émergent des œuvres au style plus personnel.
Henri de Toulouse-Lautrec portraiturant son parent « Alphonse de Toulouse-Lautrec-Monfa menant son attelage à Nice »(Paris, Musée du Petit Palais),enlève dans une matière généreuse quatre chevaux lancés au grand trot, athlétiques, très membrés, sculpturaux, tels qu’il les aimait.
« Alphonse de Toulouse-Lautrec-Monfa menant son attelage à Nice »,par Henri de Toulouse-Lautrec, 1881. (Paris, Musée du Petit Palais).
Les attelages les plus merveilleux sont ceux des lavis délicats de Constantin Guys. Dans Le peintre et la vie moderne (1863), Baudelaire mieux que quiconque a célébré l’originalité inimitable de cet artiste : « Dans cette série particulière de dessins se reproduisent sous mille aspects les incidents du sport, des courses, des chasses, des promenades dans les bois, les ladies orgueilleuses, les frêles misses, conduisant d’une main sûre des coursiers d’une pureté de galbe admirable, coquets, brillants, capricieux eux-mêmes comme des femmes […]. Tantôt un cavalier galope gracieusement à côté d’une calèche découverte, et son cheval a l’air, par ses courbettes, de saluer à sa manière. La voiture emporte au grand trot, dans une allée zébrée d’ombre et de lumière, les beautés couchées comme dans une nacelle, indolentes, écoutant vaguement les galanteries qui tombent dans leur oreille et se livrant avec paresse au vent de la promenade. La fourrure ou la mousseline leur monte jusqu’au menton et déborde comme une vague par-dessus la portière. Les domestiques sont roides et perpendiculaires, inertes et se ressemblant tous […]. Mr. Guys dessine et peint une voiture, et toutes les espèces de voitures, avec le même soin et la même aisance qu’un peintre de marines consommé tous les genres de navires […]. Dans quelque attitude qu’elle soit jetée, avec quelque allure qu’elle soit lancée, une voiture, comme un vaisseau, emprunte au mouvement une grâce mystérieuse et complexe très difficile à sténographier. Le plaisir que l’œil de l’artiste en reçoit est tiré, ce semble, de la série de figures géométriques que cet objet, déjà si compliqué, navire ou carrosse, engendre successivement et rapidement dans l’espace ». Et de conclure : « Il a cherché partout la beauté passagère, fugace, de la vie présente ». Le « Milord attelé en paire » de la collection Emile Hermès exprime tout cela.
« Promenade en Milord», par Constantin Guys, plume, encre brune, lavis gris, lavis brun. (Paris, collection Emile Hermès).
Hors du contexte habituel des représentations d’attelages – mondanité, vie sportive, pratique équestre – les poncifs du genre se retrouvent dans une œuvre étrange de Louis Anquetin, un pastel exécuté en 1889, « Le rond-point des Champs-Elysées ou Le Coup de Foudre »(Saint-Germain-en-Laye, Musée départemental Maurice-Denis Le Prieuré). Une silhouette de femme vêtue de noir se découpe sur le bleu d’un bassin où jaillit un jet d’eau. Au premier plan, face à elle, dressés sur toute la hauteur du support, deux chevaux coupés à mi-corps, encensant et piaffant, semblent pousser le timon d’une voiture invisible, comme pour pénétrer cette énigmatique figure féminine. Avant tout décryptage, cette œuvre symbolique dans laquelle certains ont vu une signification érotique, impose d’abord la vision d’un attelage de luxe : chevaux racés, têtes arabisées, chanfreins creux, naseaux dilatés, petites oreilles pointées, encolures de cygne, colliers anglais arachnéens, brides à cocardes, élégantes œillères rondes, chaînettes de timon en acier, autant d’éléments dont la distinction et le raffinement sont accentués par un traitement « cloisonniste » caractérisé par des couleurs en aplat cerclées de noir, l’absence de modelé, la simplification et la stylisation du dessin.
« Le rond-point des Champs-Elysées ou Le Coup de Foudre », pastel de Louis Anquetin, 1889.(Saint-Germain-en-Laye, Musée départemental Maurice-Denis Le Prieuré).
Des portrais magnifiques
Il arrive que le cheval d’attelage soit le véritable et seul sujet de tableaux et de gravures. Le portrait équin, genre de peinture animalière pratiqué depuis longtemps, se renouvelle et se développe en Angleterre au XVIIIe siècle sous l’impulsion du goût pour les courses et pour leur acteur principal, le pur-sang anglais, cheval aristocratique par excellence. Nanti d’un pedigree attestant une origine sans tache et une généalogie où n’ont part que des sujets brillants et célèbres pour leurs exploits sportifs, le pur-sang devient sujet de représentation pour lui-même. Son portrait doit différencier de tout autre cet être unique, en mettant en évidence ses caractéristiques propres.
Les chevaux d’attelage, dits « de carrosse », restent longtemps anonymes, confondus qu’ils sont dans un attelage, groupe compact et homogène. L’insulte « grand cheval de carrosse ! » jetée par le maître à danser de Mr Jourdain à son rival le maître d’armes (Molière : Le Bourgeois gentilhomme, 1670) illustre le mépris où l’on tenait les chevaux destinés à tirer ces pesants véhicules, et dont on n’attendait trop souvent pour seules qualités qu’un port altier et une robe impeccable. La conduite de ces chevaux de second rang, jugés inférieurs aux montures de selle et de chasse, était l’affaire des cochers, c’est-à-dire de domestiques.
Mais sitôt que leur maître, s’emparant des guides par pur plaisir, établit un contact direct avec eux, les voilà reconnus, individualisés, identifiés chacun avec ses particularités, qualités ou défauts, à l’égal de leurs brillants frères de selle. Comme ces derniers, ils sont alors l’objet de représentations personnalisées.
Le portrait équin ayant pour sujet le cheval carrossier connaît un plein succès au XIXe siècle, dû à l’engouement des gentlemen pour la pratique de l’attelage. Les riches propriétaires qui font peindre le portrait de leurs pur-sang favoris font faire désormais celui des chevaux qu’ils aiment mener eux-mêmes depuis le siège de leurs élégantes et sportives voitures de maître, phaétons, tilburys, tandem-carts, dog-carts, park-drags ou road-coaches privés.
Dans la série « Chevaux de selle et d’attelage » lithographiés par Emile Lassalle entre1860 et 1868, le peintre Alfred de Dreux (1810-1860) exprime la beauté personnelle et les caractéristiques individuelles des chevaux, tels« Falstaff cheval de coupé », « Alexander cheval de phaéton » ou « Cock-Robin cheval de tilbury ». Ce dernier est un bel exemple de ces portraits de chevaux en vogue durant tout le XIXe siècle. Malgré les conventions du genre, animal immobile, de profil, et fièrement campé au centre de la composition, les caractères particuliers de ce carrossier de luxe sont précisément observés : tête fine et petite, encolure déliée, poitrine ample, corps solide, jambes fortes et musclées, arrière-main puissante. Cock-Robin est un athlète splendide, taillé pour la traction. Son harnais en cuir noir verni, de facture soignée, impeccablement ajusté, ne peut sortir que des mains d’un illustre sellier : Hermès, Léné, Roduwart, Jones…. Bride à œillères rondes armoriées, enrênement, guides, sellette, traits, avaloire, semblent davantage des ornements que les accessoires indispensables à la traction d’un véhicule.
Dépassant le portrait individuel du cheval carrossier, certains artistes représentent non plus les caractéristiques propres à un individu, mais celles de la race à laquelle il appartient. Ainsi les chevaux anglo-normands dessinés par François-Hippolyte Lalaisse, le « Cheval anglo-normand avec harnais de ville » (Etudes de de chevaux, après 1850) et les « Anglo-normands du Cotentin et du Merlerault » (dessin pour le livre d’Eugène Gayot, Atlas statistique de la production des Chevaux en France, 1850) incarnent les standards de la race qui a produits les meilleurs carrossiers français dont les ancêtres, « les petits normands », étaient reconnus dès le XVIIe siècle comme « ceux qui tiennent le mieux le pavé ».
« Cheval anglo-normand avec harnais de ville », Recueil Etudes de chevaux par François-Hippolyte Lalaisse, après 1850.
« Anglo-normands du Cotentin et du Merlerault », dessin de François-Hippolyte Lalaisse pour le livre d’Eugène Gayot, Atlas statistique de la production des Chevaux en France, 1850.
Les représentations de chevaux harnachés forment deux autres familles, riches de centaines de peintures et de gravures. La première constitue une galerie de portraits de trotteurs dans les brancards de graciles voitures de course, sulkies ou araignées, tel celui de « Mountain Boy attelé à une araignée »(Compiègne, Musée national de la Voiture).
« Mountain Boy attelé à une araignée », huile sur toile, anonyme, milieu du XIXe siècle. (Compiègne, Musée national de la Voiture).
Appartiennent à la deuxième les catalogues de sellerie, où de magnifiques carrossiers portent fièrement des harnais figurés avec une précision et une minutie extrêmes. Le chef-d’œuvre du genre est incontestablement La sellerie française et étrangère, dont les planches ont été dessinées en 1878 par Léné et Janson, selliers harnacheurs, 95 Avenue des Champs Elysées.
La sellerie française et étrangère. Harnais de Daumont, pl. XIII, dessin par Léné et Janson, 1878.
La sellerie française et étrangère. Harnais de poste, pl. XVIII, dessin par Léné et Janson, selliers harnacheurs, 1878.
Chevaux de labeur : guerre, roulage, agriculture
Animal emblématique de l’élite, le cheval, dans l’art du XIXe siècle, est un être policé à l’instar de ses maîtres : les luxueux équipages montrent toujours des chevaux distingués, presque irréels à force d’élégance.
Les représentations où le cheval attelé redevient une créature de chair et de muscles sont celles où il est saisi en plein effort, lorsqu’il tracte des chariots croulant sous la charge, qu’il arrache des charrues profondément enfoncées dans la glèbe, qu’il hale le long des canaux des péniches pleines jusqu’à ras bords, qu’il traîne sur les champs de bataille de lourds canons de bronze, qu’il tire de pesantes voitures de voyage des heures durant sur de mauvaises routes. Le monde du travail ignore les exigences du beau maintien et de l’apparence. Là, les chevaux ne sont plus les gracieux jouets ou les coûteux ornements d’une vie oisive, mais de véritables forçats attachés aux travaux de la terre, condamnés aux charrois épuisants, aux fatigues de la route, ou exposés aux périls des combats.
« Passage difficile », par Carle Vernet, 1823. (Clermont-Ferrand, Musée des Beaux-Arts).
En fonction de sensibilités diverses, les artistes offrent deux visions distinctes du cheval de labeur.
La première dépeint un cheval appliqué, courageux et docile, ami de l’humble travailleur, symbolisant la tranquillité d’une vie campagnarde idéalisée, image naïve d’une félicité rurale désirable.
Traité le plus souvent avec sensiblerie et même mièvrerie, le thème du cheval de trait incarnant un bonheur bucolique, fruit du labeur partagé avec son maître, jouit d’une fortune durable jusqu’à la fin du XIXe siècle. L’anglais George Morland (1763-1804) avait été l’initiateur de ce genre rustique dans les années 1790 avec des toiles où paraissent de paisibles chevaux de poste ou de labour garnis de leurs harnais, au repos dans une écurie ou une cour d’auberge, partageant le même picotin dans une auge commune, tirant une charrette sur un chemin ou une herse dans un champ.
« Récolte », par John Frederick Herring Sr,1857.(New Haven, Yale center for british Art).
Ce genre séduisit aussi l’un des peintres animaliers les plus talentueux de l’époque, John Frederick Herring Sr (1795-1865). Célèbre pour ses portraits de pur-sang, il s’adonna également à ces représentations sentimentales de chevaux de traits penchés l’un vers l’autre tête contre tête, immobilisés avec leur chariot dans le gué d’un ruisseau pour s’abreuver, partageant une brassée d’herbes, somnolant tout harnachés au milieu d’oiseaux de basse-cour, de moutons ou de chèvres qui partagent leur écurie, patientant dans les champs pendant le chargement d’énormes charrettes gerbières.
« Cour de ferme », par John Frederick Herring Sr. (Reading Museum).
« Barney, leave the girls alone», par John Frederick Herring Sr.(York Museum).
Ce thème du cheval de labeur en action ou au repos harnaché, compagnon du travailleur, se retrouve dans la peinture française à la même époque. A la sensiblerie et à la joliesse typiques des œuvres anglaises, les français semblent préférer plus de réalisme. Les anglais s’attachent au caractère familier du cheval. Les français, comme Alexandre Gabriel Decamps (1803-1860) dans « chevaux de halage »(Paris, Musée du Louvre) ou Henry Herbert La Thangue (1859-1929) dans « Le dernier sillon », rendent compte de son effort et de sa peine au travail. Les œuvres de Jules Veyrassat (1828-1893), telles « La fenaison » (Collection privée) ou « Le char de foin » (Cambridge Art Gallery) illustrent bien cette veine populaire.
« La fenaison », par Jules Veyrassat, 1858. (Collection privée).
A ces œuvres emplies de mollesse et de sensiblerie, s’oppose une autre vision du cheval de trait, exaltant la puissance musculaire du noble animal et la violence de son effort dans la traction.
Le chantre de cet animal plein de force est sans conteste Théodore Géricault (1791-1824). Peintre par excellence des actions énergiques où le cheval se montre le plus valeureux, vitesse de la course, furia des batailles, Géricault a négligé le cheval carrossier, contraint aux allures régulières et modérées seules convenables aux voitures de luxe, sans jamais pouvoir donner libre cours à sa fougue. En revanche, comme la vélocité du pur-sang, la force colossale du cheval de trait a fasciné Géricault : force contenue des percherons au repos sous leurs pesants harnachements, force déchaînée des chevaux d’artillerie tractant les affûts de canon dans un galop furieux au milieu de la bataille.
« Artillerie à cheval de la Garde Impériale changeant de position », par Théodore Géricault, lithographie rehaussée d’aquarelle et de gouache, 1849. (Paris, Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts).
Chez le maréchal-ferrant, au labour, dans une cour de ferme, sur un chemin de halage, attelés à un haquet, à un chariot de charbon, à une charrette de plâtrier ou au tombereau des boueux, Géricault anime ses chevaux de trait, au corps et aux membres massifs, par le jeu d’une musculature sculpturale.
« Chevaux de halage », par Théodore Géricault, mine de plomb. (Paris, Musée du Louvre).
L’exaltation du cheval de trait au paroxysme de son effort culmine dans «la charretée de pierre vue à vol d’oiseau »(Collection privée), pastel réalisé en1923 par Lowes Dalbiac Luard : dans une carrière, cinq forts chevaux peinent à hisser au sommet d’un raidillon abrupt un fardier lourdement chargé de blocs de pierre. Au milieu de cet espace minéral où réverbère la blancheur des blocs de pierre sur l’ocre du sol, le regard se concentre sur le flamboiement des robes des chevaux : en volée, un alezan cuivré, un aubère aux reflets violacés et un gris fer pommelé, au centre deux blancs nacrés, dans les brancards du fardier un bai brun. Œuvre singulière par sa composition en forme de pyramide renversée qui accuse la verticalité du terrain et la pesanteur du fardeau, la charretée de pierre exprime la puissance du cheval et la dureté de son effort avec une violence rarement égalée.
«La charretée de pierre vue à vol d’oiseau », pastel par Lowes Dalbiac Luard, 1923.(Collection privée).
Une grâce superbe …
Les innombrables représentations de chevaux sous le harnais, carrossier de luxe ou modeste animal de labeur, sont des sources d’enseignements irremplaçables pour l’homme de cheval, l’amateur d’attelage ou l’historien de la voiture.
Mais, en dépit de leur pouvoir, les images, si belles soient-elles, ne sauraient mieux évoquer la splendeur des équipages, le frémissement des chevaux, le balancement majestueux des voitures sur leurs ressorts souples et gracieux comme le col des cygnes, l’envoûtant tournoiement des roues, que les mots du poète ou de l’écrivain. Preuve en est une page d’Émile Zola empruntée à son roman La curée : « Au retour, dans l’encombrement des voitures qui rentraient par le bord du lac, la calèche dut marcher au pas. Un moment, l’embarras devint tel, qu’il lui fallut même s’arrêter. Le soleil se couchait. Un dernier rayon enfilait la chaussée, baignant d’une lumière rousse et pâlie la longue suite des voitures devenues immobiles. Les lueurs d’or, les éclairs vifs que jetaient les roues semblaient s’être fixés le long des rechampis jaune paille de la calèche dont les panneaux gros bleu reflétaient des coins du paysage environnant. Les chevaux, un superbe attelage bai, soufflaient d’impatience […]. Les voitures n’avançaient toujours pas. Au milieu des taches unies de teinte sombre que faisait la longue file des coupés, fort nombreux au Bois par cette après-midi d’automne, brillaient le coin d’une glace, le mors d’un cheval, la poignée argentée d’une lanterne, les galons d’un laquais haut placé sur son siège. Cà et là, dans un landau découvert, éclatait un bout d’étoffe, un bout de toilette de femme, soie ou velours […]. Les premières voitures se dégagèrent et, de proche en proche, toute la file se mit bientôt à rouler doucement. Mille clartés dansantes s’allumèrent, des éclairs rapides se croisèrent dans les roues, des étincelles jaillirent des harnais secoués par les chevaux. Ce pétillement des harnais et des roues, ce flamboiement des panneaux vernis dans lesquels brûlait la braise rouge du soleil couchant, ces notes vives que jetaient les livrées éclatantes perchées en plein ciel et les toilettes riches débordant des portières, se trouvèrent ainsi emportés dans un grondement sourd, continu, rythmé par le trot des attelages. Et le défilé alla, dans les mêmes bruits, dans les mêmes lueurs, sans cesse et d’un seul jet, comme si les premières voitures eussent tiré toutes les autres après elles […]. En arrivant au bout du lac les voitures tournaient avec une grâce superbe ».
Magie des mots, si puissants à restituer, l’espace d’un instant, l’éclatante beauté des équipages d’antan…
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Cet article est une version remaniée d’un texte de Jean-Louis Libourel, Les attelages XVIe-XIXe siècle, constituant un chapitre de l’important ouvrage collectif, Le cheval dans l’art, publié en 2008 par les éditions Citadelles & Mazenod.
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