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(Réédition suite arrêt pour problème technique)
Cet article fait suite à:
Tandis que la séparation des frères Rétif devient effective, Emile, seul propriétaire de l’entreprise de carrosserie, déclare devant notaire« intéresser » ses gendres pour 1 an à partir du 10 janvier 1905*
Ceux-ci s’engagent en retour « à consacrer tout leur temps à la fabrication et à la vente de la carrosserie, à exercer la direction de l’établissement et le commandement sur les ouvriers concurremment avec Emile Rétif». Comme rémunération, messieurs Gaymy et Harand recevront un traitement semestriel de 500 francs chacun payable le 1er de chaque mois et un dixième chacun des bénéfices nets annuels de l’établissement industriel.
Les deux hommes, ingénieurs des Arts et Manufactures, ont épousé les filles aînées d’Emile Rétif. Il est impossible, en l’état de nos recherches, de préciser leur parcours tant personnels que professionnels.
Emile Gaymy est le premier, en 1901, à entrer dans la famille Rétif en épousant Germaine, la seconde fille d’Emile et Ambroisine ; François Harand, l’année suivante, épouse Madeleine, la première fille du couple.
A en juger par leurs apports respectifs dans les contrats de mariage, Emile Gaymy apparait, de loin, le plus aisé : il possède une automobile (!),2 maisons à Moulins et près de 150 hectares de terres réparties sur 6 domaines agricoles et viticoles(également dans l’Allier), hérités de son défunt père ou acquis avec son frère. François Harand n’apporte que des effets et objets personnels !
1906 …
L’année 1906 débute par la naissance d’une nouvelle association entre Emile Rétif, Emile Gaymy et François Harand. Sous la raison sociale « Rétif et Compagnie », une société en nom collectif est formée pour 18 ans à compter du 8 janvier [1906]pour « l’exploitation d’un établissement industriel et commercial ayant pour objet la fabrication et la vente de la carrosserie en France et à l’étranger ». L’apport d’Emile Rétif, estimé à 773 000 francs, comprend « les différents bâtiments et constructions, cours, chantiers et terrains, tout le matériel et le mobilier industriel, les plans, devis, brevets, toutes les marchandises, bois, voitures neuves et d’occasion, les créances, deniers de caisse et crédits de banque, la clientèle et l’achalandage attachés ». Gaymy apporte la somme de 82 000 francs et Harand 57 000 francs [chiffres arrondis]. Les bénéfices de la société reviendront les 5 premières années pour moitié à Emile Rétif et pour un tiers aux 2 autres associés avant d’être ensuite répartis en tiers égaux (idem des pertes).
Entre 1902 et 1906, le Cher industriel connait une période de forte agitation sociale. Les grèves se succèdent, certaines émaillées d’incidents marquants. La carrosserie Rétif, longtemps épargnée, n’y échappe finalement pas. Alors que des difficultés, dont on ignore le détail, semblent agiter les ateliers (selon un rapport de gendarmerie postérieur), un syndicat est en cours de constitution. Le 27 avril 1905, alors que deux des organisateurs sont congédiés, la moitié des effectifs, soit une centaine « d’ouvriers en voitures » tous métiers confondus, décide de cesser le travail. Le lendemain, la direction acceptant de reprendre les deux ouvriers, la situation redevient normale.
Première secousse… Car au printemps 1906, un séisme d’une toute autre ampleur s’annonce. Le 2 avril, à l’initiative des ouvriers syndiqués, une grève est décidée, motivée par «le refus des patrons d’accéder aux revendications qui leur ont été soumises» : la suppression des piéçards [ouvriers traitant à forfait avec le patron et faisant faire à leur tour le travail par d’autres ouvriers qu’ils paient directement] et une augmentation des salaires de 50 centimes par jour (10 heures de travail) pour les ouvriers syndiqués.
Dès 6 heures, les grévistes se regroupent pacifiquement aux abords des ateliers afin « d’assurer leur propagande » et empêcher les autres ouvriers de rentrer. Le maire de Sancoins informe immédiatement le sous-préfet de Saint-Amand-Montrond que la moitié environ des ouvriers de la manufacture a cessé le travail (95 ouvriers).
Une semaine plus tard, Emile Rétif jugeant toujours les revendications inacceptables et refusant tout arbitrage, annonce par affichage que «les ouvriers qui n’auront pas repris le travail [la semaine suivante] seront considérés comme congédiés». Un procès-verbal de non-conciliation est alors dressé par le greffe de la Justice de Paix.
Le 12 avril, une lettre signée par 101 ouvriers non-grévistes est envoyée au Préfet du Cher : les grévistes portent désormais atteinte, par des injures, des menaces et des barrages à leur droit au travail. La tension augmente. La gendarmerie doit se déployer deux fois par jour aux portes de l’usine. Le 17 avril, alors que la direction de l’usine exige des ouvriers grévistes qu’ils enlèvent des ateliers leurs outils et vêtements de travail, la reconduction de la grève est votée à bulletin secret par 77 voix sur 78.
Désormais, les grévistes qui stationnent aux extrémités de la rue, cherchent à empêcher physiquement les candidats à l’embauche de parvenir à la manufacture.
Le 23 avril, les non-grévistes constitués en « un groupe compact d’une centaine de personnes sur la place de l’Hôtel de Ville fondent sur les grévistes ». Les 4 gendarmes en position sont immédiatement débordés. Il s’en suit une bagarre d’une vingtaine de minutes. On ne déplore que 2 blessés, mais on remarque la présence parmi les grévistes de plusieurs ouvriers étrangers à l’usine, n’ayant encore jamais parus aux côtés des manifestants. A midi, ces derniers, rejoints par un « assez grand nombre de personnes », parcourent la ville en chantant différents refrains dont l’Internationale. La surexcitation gagne.
Les grévistes se montrant de plus en plus agressifs, les non-grévistes hésitent à embaucher. Par manque de personnel, le travail est suspendu (27 avril). Le 1er mai, Emile Rétif adresse un courrier au Préfet déclinant sa proposition d’arbitrage direct. Il y explique qu’un « certain nombre d’ouvriers, grandissant chaque jour, souhaite désormais reprendre le travail, avouant s’être mis en grève sans raison, s’étant laissé abuser par des promesses trompeuses ».Le Préfet va désormais s’employer à rapprocher les syndicats de messieurs Gaymy et Harand, afin « de trouver une solution la plus prompte et la plus désirable à la grève ».
Le 7 mai, par l’intermédiaire du maire de Sancoins, Emile Rétif annonce la liste des ouvriers grévistes qu’il consent à reprendre, mais les intéressés lui font savoir « qu’ils resteront tous et non partiellement » !
Finalement, le 9 mai, les ouvriers regagnent massivement leurs ateliers…
La grève a duré 5 semaines et 3 jours, et le travail a repris… aux conditions antérieures !« La direction » n’a rien concédé… Le matin du 11 mai, 2 ouvriers refusent de rentrer, 45 sont congédiés. Dans les jours qui suivent, 14 personnes sont jugées pour divers motifs et condamnés à des jours de prison ou des amendes…**
Que faire ?…
Vers 1907-1908,l’automobile apparait régulièrement dans les publicités de la manufacture Rétif. Depuis une dizaine d’années déjà, l’habillage sur mesure et personnalisé des châssis motorisés constitue une évolution obligée pour les grandes carrosseries (voir « Carrosserie hippomobile et premières automobiles. Une histoire commune » par J.L. Libourel dans Attelages Magazine n°125, déc. 2019-janv. 2020 ou sur www.attelage-patrimoine.com). S’agissant de Rétif et Cie, cette activité, tardivement revendiquée, ne constitue probablement qu’une partie marginale des commandes compte tenu de l’éloignement géographique des principaux motoristes du moment, mais cette question d’avenir anime sans aucun doute les discussions d’Emile Rétif avec ses homologues,« vieux » carrossiers industriels, lors de ses fréquents séjours parisiens.
C’est pendant l’un d’eux que le patriarche décède, le 18 mars 1910,à la Maison médicale Velpeau. Louis Lagard témoigne dans la Carrosserie Française de l’étonnement général : «c’est avec le plus vif regret que nous apprenons la mort de M. Emile Rétif(…). Cette nouvelle nous a bien douloureusement surpris, car rien ne faisait prévoir une fin aussi soudaine, ayant eu le plaisir de le voir en parfaite santé, il y a peu de temps, au dernier banquet de la carrosserie (…) ».
Le 15 septembre suivant, l’acte de succession est établi par le notaire de famille. Il porte sur les meubles de la communauté formée avec sa veuve,2 maisons acquises par le couple,3 autres reçues lors du partage de la société fraternelle en 1904, un domaine agricole (130 hectares sur la commune de Bessais-le-Fromental), auxquels s’ajoutent les parts de la Société Rétif et Cie, celles de la Société Planet et Cie (fabrication de pièces de forge pour voitures, sise à Terrenoire (Loire), dissoute en novembre 1909), une assurance-vie, un imposant portefeuille d’actions, obligations et rentes diverses, 7 créances et fermages… Soit une somme de plus de 1 million de francs.
1910 – 1913 : sous la gouvernance de Gaymy et Harand (et du contexte général), la belle production hippomobile, déclinante, est relayée par la carrosserie automobile pour Berliet, Ariès et Delaunay notamment.
Convertie à l’effort de guerre, l’usine fabrique des fers à chevaux et des hélices d’avion.
La paix revenue, la diversification des activités se poursuit. La réalisation de charpentes et de planchers s’ajoutent à la carrosserie hippomobile (devenue anecdotique) et à l’automobile (s’amoindrissant avec la production en chaîne des nouvelles usines).
La crise du secteur est inexorable dans l’entre-deux guerres. La prorogation, en 1924, de la société (évaluée à 1 350 000 francs) entre Harand, Gaymy, Ambroisine Prudhomme-Rétif et ses enfants dissimule mal le déclin commercial .Un autre signe des temps difficiles ? En juillet 1919 puis en janvier-février 1931, au bénéfice de 4 ventes, Ambroisine Prudhomme agissant en son nom et comme mandataire de ses enfants, se sépare d’une partie de son patrimoine : une maison à Sancoins (12 000 francs), l’exploitation agricole (385 000 francs) et, enfin, plusieurs champs et un bois dépendant dudit domaine pour 58.700 francs…
Sans issue
Emile Gaymy se retire de la société à l’automne 1929, Maurice Rétif (fils d’Emile et Ambroisine) en fait de même au début de l’année 1930…
Une facture en 1930 : « Carrosserie de luxe et fantaisie, automobile »… mais aussi charpente de hangar, serrurerie, plancher!
Pour ajouter aux difficultés du temps, en janvier 1931, un incendie ravage l’usine : « lundi soir, vers 22 heures 30, l’alarme était donnée dans les quartiers avoisinants la manufacture de voitures Rétif et Cie (…). Pendant que les premiers arrivés s’organisaient promptement, le clairon sonnait la générale dans les principales artères, tandis que la sirène de la tuilerie Perrusson et de l’usine Rétif lançaient leur puissant et lugubre appel sur la ville endormie. Le feu dévorait un bâtiment au sein des dépendances de la carrosserie Rétif (…). Dans la neige, les secours arrivèrent aussi promptement qu’il était possible. La pompe à bras de l’usine même fut bien vite mise en batterie avec l’aide de la population, dans la cour donnant sur la rue de l’Industrie ; un moment après, la motopompe de l’usine Perrusson arrivait avec les sapeurs-pompiers, s’installait près des citernes et lançait bientôt son jet puissant sur le bâtiment sinistré, dont la toiture de laquelle sortaient d’immenses flammes, s’effondrait par à-coups dans un fracas épouvantable (…). Enfin, après deux heures d’efforts, tout autre danger étant à peu près conjuré, la pompe à bras fut arrêtée. Du bâtiment sinistré seuls les murs subsistaient au milieu desquels continuait à fumer un amas de décombres que les pompiers s’employèrent à noyer jusqu’au matin (…).» (Extrait de La Dépêche du Berry, 14 janvier 1931)
La dépression économique frappe durement la manufacture de voitures, comme en témoigne la presse locale: « Dans la région de Sancoins, la crise qui jusqu’ici n’avait été que peu grave, connait maintenant une ampleur considérable. Les ateliers Rétif et Cie qui occupaient une centaine d’ouvriers en emploient à peine une dizaine» (extraits de l’Emancipateur, janvier 1933). On peut encore lire 7 mois plus tard : « nous avons à Sancoins, au chef-lieu d’un des plus beaux cantons du Cher, dans une région saine, agricole par excellence, un cours complémentaire auquel nous avons le désir de voir annexer un cours d’artisanat rural. Tout près de l’école, il y a l’usine Rétif, malheureusement fermée, qui autrefois a fait connaître ses voitures dans le monde entier, et il reste encore à Sancoins des ouvriers d’élite de cette usine qui ne demanderaient pas mieux que d’apprendre leur métier aux jeunes générations. »
Le glas a sonné.
Entre 1936 et 1939,un «ancien atelier» devient un centre d’hébergement pour les réfugiés espagnols, fuyant la guerre civile, accueillis dans le Cher…
Entre 1937 et 1940, 8 ventes règlent le sort (immobilier) de l’usine. Les 2 principales sont réalisées au profit de la société Prot frères, « Imprimerie, lithographie, manufacture de sacs en papier et cartonnages en tous genres » établie à Reims. Les actes, surtout le dernier, révèlent des bâtiments délabrés (ateliers et bureaux), une cheminée qui « se désagrège »,une chaufferie « en démolition »…Les hangars et chantiers de bois annexes, acquis par d’autres, semblent toutefois en meilleur état.
Une façade historique fragilisée par des décennies d’abandon, photographiée en septembre 2007 quelques jours avant sa démolition. Longtemps resté en friche, le terrain est à nouveau bâti (occupé par cabinet médical). Photo E.Petitclerc, 2012.
Une bonne partie des anciens ateliers a également été effondrée ou remaniée mais quelques vestiges des constructions initiales apparaissent encore ici et là comme des portes, des pans de murs... Photo E.Petitclerc, 2012.
Le 25 janvier 1939, la dissolution de la société Rétif et Cie est enregistrée. François Harand, seul gérant, est désigné de plein droit liquidateur…
La manufacture de voitures Rétif à Sancoins n’est plus. Relisons, avec une certaine émotion, les premiers mots de l’article qui lui fut consacré dans le Guide du Carrossier en 1899 : « dans le monde spécial de la carrosserie de luxe, on sait une petite ville du département du Cher, un simple chef-lieu de canton, qui n’est rien moins que le centre de fabrication de voitures le plus important de France et probablement d’Europe après Paris »...
Texte:
Etienne Petitclerc
Documentation:
Collection de l'auteur
Nous complétons ce texte par cet album de voitures Rétif provenant de diverses collections. (Fond iconographique JL Libourel)
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A partir de 1905, Ernest Rétif, retiré de l’entreprise, se consacre à la gestion et à l’augmentation de son patrimoine foncier et immobilier, acquis antérieurement en son nom propre ou reçu lors du partage de la société familiale en octobre 1904 (biens acquis solidairement avec son frère, attribués à titre compensatoire).En 1912, alors qu’il emménage sur sa propriété de La Garde (une « maison de maître » à environ 3 km du bourg de Sancoins), Ernest Rétif possède 11 exploitations agricoles représentant 809 hectares (terres cultivées et prés), 125 hectares de « bois, taillis, futaies » (le tout répartis sur 4 communes) et 8 maisons dans le bourg de Sancoins.
Ernest Rétif ne consentira qu’une seule vente, mais elle est particulièrement symbolique : en 1923, il se sépare (pour sa partie) de la grande demeure de la route de Saint-Amand et de divers immeubles servant de communs à la maison principale, situés rue du Collège (maison de jardinier, remises, écuries et dépendances), cour et jardin…
Le 25 septembre 1933, dans un partage d’ascendant signé par les époux Rétif au profit de leurs deux petits-fils, présomptifs héritiers, leur patrimoine est évalué à un peu plus de 156 000 francs en valeurs mobilières et près de 1500 000 francs en valeurs immobilières !
Louise Rétif décède le 17 mai 1937 ; Ernest s’éteint chez lui le 27 novembre 1939 à 91 ans.
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« Les ouvriers de chez Rétif »… à grands traits
Il n’y a pas, chez Rétif, de politique paternaliste (avec logements, encadrement éducatif, sportif ou musical) comme il en existe dans plusieurs autres centres industriels berrichons contemporains. Le Bulletin de la Société de protection des apprentis et des enfants employés dans les manufactures rapporte toutefois une citation « honorable » obtenue entre 1884 et 1899 par M. Rétif (au singulier !) récompensant « sa sollicitude pour l’instruction des enfants en apprentissage chez lui » à qui il enseigne « l’ordre et l’économie ».
1907 : Création d’une Société de secours mutuel de la Maison Rétif et Cie. En 1917, elle apparait encore dans l’Annuaire des œuvres catholiques et des institutions sociales du Berry.
1920 : Création de la Société coopérative de consommation des ateliers Rétif et Cie ayant pour objet :
1°) l’acquisition et la vente aux sociétaires et adhérents de toutes denrées et marchandises en réalisant à leur profit des économies sur leurs dépenses de consommation
2°) la constitution d’un fond de réserve destiné à parer aux éventualités.
Au service des Rétif :
De 1851 à 1881, Jacques Rétif déclare 1 ou 2 domestiques, 2 sont toujours au service de Rose Rétif et de sa fille Lucie après son décès (leurs nom sont différents à chaque recensement).
De 1891 à 1901, Emile et Ernest Rétif emploient, vraisemblablement ensemble,5 à 6 domestiques (sans précision), 1 institutrice et 1 cuisinière…
Sur sa propriété de La Garde, Ernest Rétif restera entouré de personnels. En 1921, par exemple, on compte un jardinier, 3 femmes de chambre, une cuisinière, une lingère, un cocher. En 1931, 4 d’entre eux sont encore là : le jardinier basse-courier et 3 domestiques.