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La grève des omnibus de 1891
et l'étonnant soutien du
"Réunion Coach"
Dans un précédent article, concernant l'organisation des écuries de luxe, j'avais abordé un sujet peu souvent traité; celui des conditions de travail des cochers et autres employés d'écuries.
J'y avais souligné que, malgré l’extrême pénibilité de leurs conditions de travail, ils étaient considérés comme des privilégiés par rapport à leurs confrères travaillant en entreprise.
Cela a surpris certains lecteurs qui m'ont demandé quelques précisions sur le quotidien des différents cochers autres que ceux des écuries de maison. La réponse est complexe car il est difficile de comparer la pénibilité de métiers aussi différents que ceux de charretier, de cocher de fiacre ou cocher de messagerie. La diversité de traitement des salariés, liée à la taille et à l'organisation des entreprises, complique encore plus l'analyse.
La manière la plus évidente de traiter ce sujet me semble donc de décrire les conditions de travail des employés d'une branche spécifique de transport tout en les resituant dans le contexte économique et social de cette fin du XIX° siècle. Mon choix s'est fixé sur la situation des employés des omnibus parisiens tous salariés d'une seule entreprise; la Compagnie Générale des Omnibus, ancêtre de la RATP.
Il y eu dans cette entreprise, en 1891, un conflit social important qui eut un impact sur la conscience sociétale de la misère ouvrière, et fut un point d'ancrage du mouvement syndical français. L'analyse de ce conflit nous donne accès à une mine de renseignements sur la question des conditions de travail par le biais des archives mais aussi par les multiples articles de journaux qui ont accompagné le développement du conflit.
De plus, l'étude de cette gréve a pour nous un sel particulier car elle va nous permettre de découvrir en fin d'article que des membres richissimes et éminents du sport équestre, conscients de l’extrême pénibilité du travail des cochers d'omnibus, ont organisé une souscription pour soutenir financièrement le mouvement social.
Après avoir brièvement présenté les origines et le fonctionnement de la CGO et les différents métiers qui y sont exercés, nous décrirons les origines, le développement, et les conséquences du mouvement de grève ce qui nous permettra d'avoir une vue assez précise de la situation des salariés de la CGO et de son évolution jusqu'au début du XX° siècle.
Mise en place des transports publics parisiens et fonctionnement de la Compagnie générale des Omnibus.
Bref historique
Au début du XVII° siècle à Paris, un seul mode de transport accessible au public permet de se déplacer; celui des chaises à porteur décrit entre autres dans cet article:
Ce n'est qu'en 1640 que Nicolas Sauvage, domicilié dans une maison à l'enseigne de St Fiacre, imagine de mettre à disposition, dans différents lieux de Paris, des carrosses attelés que l'on nomma par la suite "Fiacres". Ce service est tellement apprécié que d'autres personnages obtiennent du roi le privilège d'exploitation. Le nombre de voitures augmente rapidement sans toutefois répondre totalement aux besoins de la population. Apparaît alors la nécessité d'offrir un service rapide et bon marché en mettant en place des transports publics réguliers sur des lignes déterminées. Une première expérience est la création des "Carrosses à cinq sols" dans laquelle s'implique Blaise Pascal (voir Qu'attendait Pascal de la création du carrosse à cinq sols ) et dont Louis XIV, en 1662, accorde le privilège d'exploitation au duc de Roannes et aux marquis de Sourches et de Crénan. Les carrosses (7 par ligne), de 6 à 8 places, sont conduits par des cochers vêtus aux couleurs de la ville de Paris et circulent sur trois lignes; Place royale-St Honoré, St Antoine-Luxembourg, Luxembourg-St Eustache. Réservés à la bourgeoisie, ces voitures à l'exploitation déficitaire disparaissent au bout de quelques années.
Maquette du carrosse à cinq sols (c'est une approche car il n'existe aucun document précis d'époque sur ce véhicule)
En 1819, un dénommé Godot se voit refuser, par le préfet de police, un service régulier de transport sur les quais et boulevards parisiens.
C'est à Nantes, en 1826, qu'un colonel d'empire en demi solde; Baudry, installe une ligne régulière de transport de passagers; "La dame blanche" qui fut rapidement nommé Omnibus (*).
Devant le succès de cette première expérience, Baudry veut s'installer à Paris mais le préfet Delavau, inquiet de l'implication de Baudry dans les affaires du carbonarisme, le lui interdit. Il installe donc ce service le 25 octobre 1827 à Bordeaux avec la même réussite qu'à Nantes.
L'année suivante, le 30 janvier 1828, le nouveau préfet de police, plus libéral, autorise Baudry et ses associés à exploiter à Paris "L'entreprise générale des Omnibus" qui déploie rapidement une centaine de voitures dans la ville. Ces dernières, relativement lourdes, carrossées en forme de gondoles sont attelées à trois chevaux et n'abritent que 14 passagers.
C'est un engouement de la part du public parisien mais un échec économique, causé en l'essentiel par la mauvaise gestion du contrôle de l'argent récolté dans les voitures. L'entreprise est alors au bord de la ruine. Baudry, ne voulant pas spolier ses associés, leur cède ses parts et se suicide en 1830.
Ceux-ci réorganisent l'entreprise:
-construction de voitures plus longues et moins larges pouvant accueillir deux à trois passagers supplémentaires et ne nécessitant que deux chevaux au lieu de trois.
-amélioration du contrôle de la billetterie et augmentation de cinq centimes du prix des places.
Cette nouvelle organisation de la compagnie assure la fortune de ses gestionnaires et attise l'appétit de nombreux entrepreneurs qui demandent des concessions; les Dames blanches, les Dames réunies, les Constantines, les Ecossaises, les Excellentes, les Citadines,...
Ces entreprises ne fonctionnent pas dans un esprit de service public. Elles appliquent la doctrine libérale, délaissant les quartiers peu rentables pour se lancer sur les secteurs beaucoup plus lucratifs du centre de la capitale. Naturellement, nombre de ces sociétés perdent leur viabilité économique et n'ont alors comme marge d'ajustement que l'augmentation du temps de travail des salariés; jusqu'à 19 heures de labeur, tout en baissant les salaires. Même "l'Entreprise générale des omnibus" créée par Baudry et cédée à Moreau Chaslon et feuillant, réputée pour mieux payer ses salariés, n'hésite pas à les faire travailler occasionnellement 18 heures d'affilée.
Le service de certaines lignes, en particulier celles assurant la desserte de la périphérie de Paris, devient médiocre. Malgré la réglementation imposée par la municipalité, les entreprises, qui font fortune dans le centre ville, se lancent dans une lutte acharnée pour que leurs voitures arrivent les premières aux arrêts les mieux remplis, entraînant ainsi des altercations et même des bagarres entre les personnels des compagnies rivales. La situation financière de certaines d'entre elles devient catastrophique avec pour conséquence leur disparition ou leur absorption par leurs concurrentes. En 1854, la gestion des 24 lignes n'est assurée que par 11 entreprises.
Devant cette situation, qui ne permet pas d'assurer une gestion fiable des transports publics, l'administration du second empire décide de mettre de l'ordre dans l'organisation du service des omnibus, décision qui s'exprime ainsi dans un mémoire daté du 18 mai 1854.
"Il y a dans une grande ville comme Paris un immense besoin de transport à bas prix. Il existe entre tous les quartiers de Paris une étroite solidarité de relation de toute nature. Le régime de la concurrence qui rencontre de grandes difficultés dans l'état de la voirie, ne donnerait pas satisfaction à certains quartiers. Le mieux est donc de constituer une seule compagnie qui, avec de moindres frais généraux, produira le transport au plus bas prix; qui, par unité de direction, établira la solidarité dans un service appelé à rayonner en tous sens et qui sera en mesure d'exécuter, dans une certaine proportion, les transports onéreux que réclamera l’intérêt public."
Ce rapport propose la création d'une nouvelle société ayant le droit exclusif de faire circuler les omnibus dans Paris. En contrepartie, cette compagnie verse à la ville une redevance annuelle pour le stationnement proportionnelle au nombre de voitures utilisées et s'engage à assurer la permanence du service en se chargeant si nécessaire du déneigement des voies de circulation. Ce monopole, premier exemple d'unification des transports publics, est attribué à la "Compagnie Générale des Omnibus" présidée par Moreau Chaslon, ancien propriétaire de "l'Entreprise générale des omnibus". Sous sa houlette se met en place toute une réorganisation des services d'omnibus comprenant la construction de nouvelles voitures, la modification des lignes et des correspondances; sujets que je traiterai ultérieurement dans d'autres articles.
Bref panorama de l'activité de la CGO en 1891.
Nous n'évoquerons ici qu'un état des lieux du fonctionnement de la nouvelle entreprise à la veille de la grève en s'appuyant sur les chiffres du "Petit Parisien" de mai 1891 .
La compagnie des omnibus possède 44 dépôts dans Paris et sa banlieue qui abritent environ 940 voitures, et 13800 chevaux. Ces dépots hébergent chacun de 200 à 800 chevaux dans des écuries situées de plein pied, en étage ou en sous-sol.
Intérieur d'un dépôt de plein pied photographié par Nadar et cheval ardennais devant les écuries placées à l'étage du dépot de tramway.
Chaque jour, il sort en moyenne des dépots 613 omnibus et 261 tramways.
Il y a 36 lignes d'omnibus à 2 et 3 chevaux et 17 lignes de tramway qui transportent en moyenne 560000 voyageurs par jour.
La CGO emploie alors 4500 à 5000 salariés sur l'exploitation des lignes et pratiquement autant pour les personnels administratifs, d'atelier, de service de contrôle,.....
Les postes d'exploitation comprennent de nombreux métiers dont bien sûr les 2900 cochers et conducteurs qui seront les principaux acteurs du mouvement de grève:
- Le cocher:
A 6 heures, après s'être présenté à l'inspecteur du dépôt, le cocher vérifie l'état de sa voiture; freins, roues,.. Une heure après, les chevaux attelés, il part en tête de ligne et ne descendra de son siège, quelque soit les intempéries, que toutes les 3- 4 heures, aux changements de chevaux. Sa journée se terminera vers minuit.
- Le conducteur, dit aussi receveur:
Il régule la montée et la descente des passagers en assurant leur comptage grâce au cadran compteur, assure la perception des places, transmet les ordres de départ au cocher. Il doit noter précautionneusement toute son activité sur un document, "feuille de travail", qu'il fait viser au contrôleur de chaque station de la ligne.
-Le contrôleur:
. Sa fonction est de vérifier le respect des horaires par le cocher, de recevoir les éventuelles plaintes des passagers, de vérifier l'exactitude de la feuille du conducteur. Il est la cheville ouvrière d'un contrôle plus que pointilleux du travail du cocher et du conducteur. Voici, en exemple, la synthèse des informations recensées sur une" feuille de travail", et publiée par la "Revue des deux mondes".
"J'ai sous les yeux la feuille de travail du 6 juillet 1866, ligne de la Madeleine à la Bastille; l'omnibus a fait 20 voyages; la moyenne de la durée des courses a été de 30 minutes, il y a eu 474 voyageurs et la recette a été de 105 frs. La feuille porte 138 poinçons de visa et 145 chiffres écrits à la main par les contrôleurs de station, ce qui donne un peu plus de 10 contrôles par voyage. A ces indications s'ajoutent les observations du contrôleur."
-Le côtier:
Il accompagne les chevaux de renfort au bas des pentes les plus sévères; hauteurs de Belleville, Menilmontant, Montmartre, ... Personnage incontournable du pavé parisien, sa truculence légendaire n'échappe pas aux chansonniers et caricaturistes.
Côtier et ses trois chevaux attendant l'Omnibus à relayer. Chevaux de côte attelé en flèche sur un tramway.
-Les personnels des dépôts:
On y retrouve, sous la direction du chef de dépôts et de ses piqueurs, l'ensemble des professionnels du cheval: palefreniers, vétérinaires, maréchaux ferrant, laveurs de voitures, manœuvres chargés de gérer les immenses zones de stockage des fourrages et grains,... La CGO, fabriquant et entretenant l'ensemble de ses harnais et de ses voitures, emploie également des selliers harnacheurs, coupeurs,... et des professionnels de tous les métiers de la carrosserie; charrons, menuisiers, forgerons, peintres,...
En plus, elle possède des ateliers de couture qui réalisent les tenues du personnel et emploient tailleurs, couturières, ...
Conditions de travail des salariés
Petit rappel sur la condition ouvrière au XIX°
Le XIX° siècle se caractérise par:
-L'explosion d'une économie ultra libérale s'accompagnant d'une forte industrialisation, consommatrice effrénée de travailleurs.
-L'existence d'une réserve inépuisable de main d'oeuvre, alimentée par l'arrivée régulière de travailleurs quittant les campagnes pour non pas faire fortune mais survivre dans les villes.
-L'absence de droit des salariés.
La loi Chapelier de 1791 instaure le délit de coalition et interdit tout groupement professionnel; syndicat, gréve. Elle est renforcée, en 1803, par un contrôle plus strict des travailleurs avec la mise en place du livret ouvrier et l'inscription de la gréve comme un délit dans le code pénal. Le droit de grève ne sera légalisé qu'en 1864 et la création des syndicats autorisée qu'en 1884.
L'application de textes votés en faveur du droit des salariés est souvent entravée. Ainsi, le décret de 1848, limitant à 12 heures les horaires de travail dans les usines, souffre de tant d'exceptions qu'il n'est pratiquement pas appliqué.
La conséquence de ces trois éléments est l'absorption et l'exploitation à outrance dune masse renouvelable de travailleurs dans ce que Marx appellera une "orgie du capital...attaquant jusqu'à la racine même des fondements de la nation". En Angleterre, le "Morning star" écrira "nos esclaves blancs s'épuisent et meurent sans tambour ni trompette".
Cette surexploitation d'une population, travaillant dès l'age de 9-12 ans et logée souvent dans des conditions d' hygiène et de promiscuité désastreuses, va jusqu'à limiter la capacité de production des ouvriers. Ainsi, les chiffres du conseil de révision de 1872 montrent que sur 325000 appelés de 20 ans d'âge, un tiers est considéré inapte par rapport à leur état de santé.
Il y a bien sur des révoltes mais elles sont durement réprimées; licenciement de meneurs, emprisonnement (10000 ouvriers emprisonnés pour fait de grève entre 1825 et 1864) ou intervention de l'armée comme à Aubin, en 1869, avec 14 ouvriers tués.
Des résistances portent leurs fruits dans les métiers ayant auparavant bénéficié des droits des corporations ou étant, par leur qualification, indispensables à l'industrie.
Il en ressort que les conditions de travail globalement difficiles sont très diversifiées suivant les métiers. Voici quelques données journalières moyennes en 1890:
-Les garçons de café ne sont pas payés, vivent de leur pourboires et travaillent 16 heures; de huit heures à minuit
-Les ouvriers de l'industrie privée gagnent 4,85 francs par jour pour les hommes et 2,86 pour les femmes sur des horaires de 14 à 19h
-Les chemisières, lingères, couturières gagnent 2 frs par jour et les femmes de ménage 1,5fr.
Pour référence rappelons que la livre de pain coûte 0,90 fr en 1890
Abordons plus en détail la situation des salariés de la Compagnie générale des omnibus avant la grève de 1891.
Conditions de travail des salariés de la CGO en 1891.
Malgré les conditions de travail surréalistes que nous allons détailler, les employés de la CGO bénéficient d'une situation plus avantageuse que celles des autres compagnies françaises de transport public; salaires légèrement plus élevés, caisse de secours alimentée à raison de 1 fr par mois par les salariés.
Horaires:
Si certains services administratifs ne travaillent que 14 heures, les autres employés; cochers, conducteurs, palefreniers ont des horaires s'étalant de 16 à 18 heures pendant les quels ils sont continuellement occupés. Ainsi, si un cocher ou autre agent d'exploitation de la ligne est, pour une raison quelconque inoccupé, il est envoyé aux dépôts pour divers travaux; balayage, peinture des voitures, menus travaux avant de reprendre son service normal.
Salaires:
Le salaire des cochers est en moyenne de 5,75 frs par jour. Mais ceci est un salaire de base qui n'est pas obligatoirement reçu par le salarié car il est pénalisé financièrement par de sévères amendes pour chaque manquement ou erreur (ou estimée comme telle)par la CGO. Pour certaines fautes, les salariés peuvent également être mis à pied donc perdre leurs revenus sur la période déterminée par l'employeur. En plus des pointilleux services de contrôle ordinaires, la compagnie a mis en place un service secret d'inspection composé de contrôleurs habillés en civil.
Les heures supplémentaires ne sont pas payées. Il existe une forte différentiation de salaire entre les catégories professionnelles. Les côtiers ou autre agents d'exploitation gagnent 3 frs, les palefreniers 2 frs. D'ailleurs, pendant la grève, par solidarité, les cochers du dépôt de st Ouen se cotiseront pour créer une cagnotte destinée à aider les palefreniers pendant le mouvement.
Il faut enlever de ces salaires les frais d'habillement. En effet les employés doivent se vêtir de leur tenue règlementaire qu'ils achètent aux ateliers de la compagnie; veste de cocher 30 frs, de conducteur 37 frs, pantalon 20 frs, veste fourrée 50 frs,...(chiffres 1878).
Jours de repos:
Les salariés bénéficient d'un jour de repos hebdomadaire.
Malgré les revendications, la direction se refuse à toute amélioration de ces conditions de travail hormis quelques mesures exceptionnelles; comme une allocation temporaire pour répondre à la forte augmentation du prix du pain en 1867 ou les avantages acquis par les ouvriers charrons en 1880 après trois mois de gréve. Par contre, la gréve des maréchaux-ferrant prendra fin sans résultat, au bout d'un mois, après que l'entreprise ait menacé de licencier tous les grévistes et d'embaucher des professionnels étrangers à l’entreprise. Confrontée aux mêmes menaces patronales, la grève des selliers de 1883 fut également un échec. Malgré la légalisation du syndicat de 1884, sa création n'est pas autorisée au sein de la CGO.
La seule option des salariés reste celle d'écrire ou de pétitionner à la compagnie avec de forts risques de sanctions pour les signataires, ou de faire relayer leurs revendications par les politiques et la presse.
Voici quelques exemples de soutiens extérieurs à l'entreprise:
1865
"Dans une lettre adressée à la compagnie des omnibus, les employés demandent que la journée de travail soit réduite à 16 heures. Il y a dans ces deux lignes plus d’éloquence et un plus grand renseignement que dans les romans..." -Figaro 1865 Albert Wolf-
1883
"Sait on que les cochers, les conducteurs et les controleurs font des journées de 17h? Comment un malheureux cocher peut il conduire son attelage pendant les dernières heures d'une journée si fatigante? Comment exiger d'un conducteur toute l'urbanité désirable lorsqu'il est ainsi surmené par un travail excessif?"-Figaro 1883-
1890
"M Caumau -conseiller municipal-fait renvoyer à l'administration, avec avis favorable, une pétition d'un groupe d'employés de la CGO, demandant que des modifications soient apportées dans le service et qu'une caisse de retraite soit organisée par la dite compagnie." -conseil municipal de Paris 1890-
En 1891, la situation est très tendue d'autant plus que certaines pratiques de l'entreprise; horaires excessifs, refus d'une représentation syndicale,.. sont considérées comme illégales. Cette tension va se concrétiser dans un important conflit social mobilisant la majorité des salariés d'exploitation.
Conflit social de 1891.
Ce conflit s'inscrit dans une période troublée par de multiples mouvements de mobilisation ouvrière et de débats houleux au parlement.
La tension générale est accrue par le drame du 1° mai à Fournies où la troupe tire sur 250 manifestants faisant 9 morts et 35 blessés.
Les débuts du mouvement:
1° mai
A l'occasion des manifestations prévues pour le premier mai, des cochers appellent à chômer le 1 mai et communiquent leurs revendications à la presse. La compagnie répond par le licenciement des signataires.
13 mai
Les employés organisent une réunion à la fin de leur journée de travail du 12 mai soit à une heure et demi du matin. Elle se déroule à l’hôtel moderne, place de la république, avec pour objectif de fixer les bases d'un syndicat. Cette réunion regroupe pas moins de 2000 personnes et est présidée par le député Mesureur
Lors de cette réunion, les salariés listent leurs revendications; reconnaissance du syndicat, passage des horaires à 12 heures, augmentation des salaires, arrêt des services d'inspection secrets, paiement des jours de repos, paiement des heures supplémentaires ,... puis votent à l'unanimité la création d'un syndicat dont la direction provisoire est confiée à un comité de 32 membres.
A la suite de cette réunion, les présidents et vice-président du nouveau syndicat; Boulanger et Renault demandent un entrevue au conseil d'administration de la CGO afin d'exposer les revendications des salariés.
Réaction de l'entreprise:
La direction refuse toute discussion et s'oppose à tout pourparler. En plus, elle licencie les deux représentants du syndicat, ceci en flagrante infraction à la nouvelle loi de 1884 sur les syndicats. C'est une menace ouverte aux salariés, confirmée par de nombreuses mises à pied et une pluie d'amendes. Cette attitude indigne la population, inquiète la municipalité de Paris et l'état, qui craignent de voir la ville bloquée par une gréve.
Pour pallier à ce risque, la direction de la CGO décide d'embaucher d'urgence de nouveaux cochers pour remplacer les grévistes. Le 24 mai, à la première heure, elle convoque des palefreniers, des laveurs de voiture et les postulants à une place quelconque dans l'entreprise. La conduite d'un omnibus demandant la possession d'une autorisation préfectorale spécifique, elle envoie 200 de ces "cochers improvisés" à la préfecture qui donne sans sourciller les permis.
Dessin du "voleur illustré" présentant un cocher improvisé placé entre un cocher et un conducteur réglementaire
Déroulement de la greve:
Vote de la gréve
Dans la nuit du 24 au 25 mai, une réunion rassemble 5000 employés des omnibus et des tramways. Bien que le syndicat ait informé les employés qu'il n'avait pas les moyens financiers nécessaires au soutien du mouvement, la grève est votée à l'unanimité tout en spécifiant que la liberté du travail sera respectée pour ceux qui veulent travailler. Les conditions au minima d'une reprise du travail sont;
1° la réintégration des employés révoqués depuis le 1° mai
2° l'acceptation de la journée de 12 heures.
3° La reconnaissance du syndicat.
Une gréve très suivie
L'ordre de gréve est massivement suivi, en particulier chez les cochers et les conducteurs. Dès la première heure, les grévistes et une foule grandissante de curieux (désignés comme "chahuteurs" par la préfecture de police) attendent devant les dépôts. La CGO, grâce aux personnes non qualifiées qu'elle a en urgence habilitées à conduire les voitures, ne réussit à mettre en circulation que 300 voitures sur les 925 prévues.
La gréve commence au dépôt Boulevard Bordon où sont remisés les omnibus de la ligne Bastille-Madeleine. La majorité des 565 employés sont en gréve et stationnent devant le dépôt en chantant la Marseillaise. Rapidement, ils sont accompagnés par des groupes de jeunes et de curieux. Un des cochers nouvellement engagé essaie de sortir son omnibus avec l'aide de deux agents de police mais la foule s'y oppose et des grévistes détellent les chevaux et les ramènent à l'écurie.
Des échauffourées de ce type ont eu lieu dans l'ensemble des dépôts du réseau. Cependant, il n'y eu pas à noter de violences majeures. La police n'interpelle qu'une cinquantaine de personnes, en libérant immédiatement la quasi totalité. Seuls quelques uns sont amenés au dépot pour atteinte à la liberté de travail.
Les omnibus qui réussissent à sortir sont interpellés par les grévistes mais aussi par des passants, si bien que nombre de cochers improvisés abandonnent leurs véhicules et et ramènent les chevaux aux dépots.
Bientôt omnibus et tramways dételés encombrent les rues, gardés par des agents de police car de nombreux enfants et curieux les ont utilisés comme terrains de jeu.
Dès la fin de la matinée, le trafic des omnibus et tramways est totalement paralysé. Le conseil d'administration de la CGO se réunit de toute urgence. Il demande au ministre de la guerre, qui le refuse, la mise à disposition de soldats du "train des équipages" pour remplacer les cochers des omnibus. Sans solution de rechange, le conseil d'administration s'inquiète de la baisse de ses actions et s'alarme du risque de perdre son monopole sur les transports parisiens. En effet, le cahier des charges de son contrat notifie l'obligation de la permanence du service. De plus, la pression politique est forte et la question de la gréve a été mise à l'ordre du jour du conseil des ministres du lendemain. Le président de la CGO demande alors au conseil municipal de Paris de servir d'intermédiaire avec les salariés.
Le lendemain, toujours inquiète pour le maintien de son contrat, la CGO essaie de faire circuler quelques voitures pour faire la démonstration que l’arrêt des transports relève de la clause de force majeure, inscrite au cahier des charges, et qu'on ne peut lui en faire reproche. La situation de la veille se répète et les omnibus sont bloqués aux dépôts. Cent personnes, dont peu de grévistes, sont interpellés pour entrave à la liberté du travail. Sur les deux jours, beaucoup d'altercations entre les cochers non grévistes et la foule sont relevés par la préfecture de police. Celle ci fait même état du rassemblement de 2000 personnes autour d'un seul cocher improvisé. Étonnamment, il y a peu d'incidents graves, hormis:
-un accident; un tramway, dételé mais laissé en place sans les freins, a roulé sur un passant le blessant gravement,
- une rixe aux couteaux entre 2 cochers dont un fut blessé.
Réuni en cession exceptionnelle, le conseil municipal accepte de servir d'intermédiaire. Aprés avoir contacté les deux parties, le conseil municipal les convoque à une réunion commune dont voici les résultats.
Les salariés ont réussi à faire plier l'entreprise en obtenant une baisse de 25% du temps de travail, la mise en place du droit syndical et l'ouverture de négociations sur l'ensemble de leurs revendications.
L'application de cet accord ne se fera cependant pas sans difficultés et les salariés feront appel au système judiciaire pour le faire appliquer. Ainsi, en novembre, le syndicat nouvellement créé fait appel à un huissier pour constater la non-application de l'accord sur le temps de travail.
Par la suite, les droits des salariés ne progresseront que lentement. Il faudra attendre:
-1895
Pour obtenir par la grève; que les salaires comportent une progression à l'ancienneté, la suppression des amendes et une pose de trois quarts d'heure pour le repas à la mi-journée.
-1900
Pour obtenir, par la modification par décret du cahier des charges de la CGO; l'institution de la journée de travail de dix heures avec un maximum de 12 heures par jour (soit soixante heures par semaine), le salaire minimum de l'entreprise à 5 frs par jour (ce minimum journalier de cinq francs est la fameuse "thune" revendiquée depuis des années par le mouvement ouvrier), la prise en charge par l'entreprise dune caisse spéciale pour le remboursement des soins médicaux et le droit à la retraite financé à 2% par les salariés et 6% par la CGO.
-1919
Pour que nationalement, suite à une grève générale, la journée de travail soit limitée à 8 heures par jour, soit 48 heures par semaine
-1936
Pour obtenir la semaine de quarante heures.
Les soutiens des grévistes
Les résultats rapides et importants de cette gréve de 1891 sont dus, en grande partie, au soutien de la majorité des usagers, mais aussi des politiques et de la presse engagés dans la mouvance socialiste.
Les usagers
Ce dessin de l'Univers illustré met en exergue l'importance de la foule qui soutient les grévistes. Sa note d'accompagnement fait également état de la bienveillance des agents de police à l’égard du mouvement social. La presse anglo-saxonne comme le Daily-news affirme que le résultat de la grève n'est pas tant la victoire des employés de la CGO que celle de l'opinion publique.
Ce soutien s'appuie certes sur un mouvement de solidarité de classe mais il découle aussi de la bonne réputation des cochers d'omnibus; appréciés pour leur maestria dans la conduite de leur lourdes voitures, leur respect des passagers et des chevaux. D'ailleurs, à l'époque des étrennes, il n'est pas rare que des particuliers versent des sommes à leur caisse de secours comme l'a fait Victor Hugo, en 1878, en leur versant 500 frs. Les utilisateurs sont également solidaires car ces épuisantes journées sans fin fragilisent, par la fatigue des personnels, la sécurité du transport et, plus généralement, la qualité du service rendu.
Les politiques et la presse
Les politiques; conseillers municipaux, députés humanistes, se sont mobilisés pour faire pression sur le gouvernement et sur l'entreprise, tout en aidant les employés à s'organiser à créer leur syndicat. Il faut noter la probable pression de l'influence franc-maçonne; le député Mesureur, président d'honneur du syndicat, est un membre de la grande loge de France dont il devient grand maître de 1903 à 1913. La presse a soutenu le mouvement en critiquant le positionnement rigide de la CGO mais n'a pas hésité à mettre en cause les soutiens politiques des employés sur leurs arrière-pensées et objectifs proprement politiciens.
Un soutien financier inattendu celui du "Réunion Coach" et de Gordon Bennet
IL y a des soutiens beaucoup plus étonnants comme celui, financier, d'un groupe très fermé de richissimes membres de l'aristocratie et de la grande bourgeoisie. La mobilisation de ces membres du monde des affaires est pour le moins étonnante et ne peut s'expliquer que par leur passion commune du coaching.
Avant de préciser le soutien qu'ils ont apporté aux grévistes, je vous propose de donner quelques indications sur les activités de ce groupe du "Réunion coache".
C'est une association de détenteurs de grandes fortunes qui, pour leurs loisirs, organisent des lignes privées de transport public reproduisant les services de diligences anglaises du début du siècle. Ce texte extrait de l'article; Coaching de Harel de Ham, paru dans Le figaro de 1893, vous permettra de découvrir leur activité commune et ainsi de comprendre leur soutien aux grévistes.
"Jusqu’à ce moment, le coaching en France n’avait servi qu’à des réunions privées auxquelles prenaient part exclusivement les membres des cercles et quelques invités. A la fin de 1890, à l’imitation de l’Angleterre, on a inauguré les coaches publics.
Cette innovation a vivement étonné le public parisien. C’était une chose tout à fait nouvelle, en effet, et fort originale que ces voitures de grand luxe conduites par des gentlemen et mises à la disposition des voyageurs. Ce n’était point une spéculation, car le service était monté avec un tel confort que la recette de chaque voyage atteignait à peine le quart de la dépense. Les associés de cette curieuse entreprise, étaient, du reste dans une situation de fortune qui leur permettait cette coûteuse fantaisie. C’était M. James Gordon Bennet, propriétaire du New York Herald, M. William Tiffany, ancien attaché à la légation des Etats-unis, M. Ridgway, dont l’écurie de course est bien connue, enfin, un Français, M. le Baron Lejeune.
Deux services étaient établis, allant l’un de Paris à Poissy, l’autre de Paris à Rambouillet. Tour à tour, chacun de ces messieurs conduisait la voiture à l’aller et au retour, faisant ainsi une route de 60 à 80 kilomètres dans la journée. Ce qui ajoute encore à l’originalité de la chose, c’est que pour cela, il leur avait fallu subir l’examen de cochers professionnels et être munis du livret délivré par la préfecture de police.
Les voitures spécialement construites pour ce service avaient été copiées exactement sur celles qui, avant les chemins de fer transportaient les voyageurs sur ces deux routes. On y avait apporté, comme modifications seulement, les améliorations du luxe et du confort de la carrosserie moderne.
Depuis ces services ont été repris chaque année sur des routes différentes, soit aux environs de Paris soit aux stations balnéaires.
Ce coach du Réunion club, ayant été mis en service sur la ligne Cannes Nice, a été restauré dans son état d'origine par Dieter Gaiser. Plus d'information dans l'article Coach Muhlbacher.
Pour assurer leurs services de transport, ces sportmen sont dans l'obligation de passer l'examen de cocher professionnel et d'obtenir l'autorisation de la préfecture de police. Connaissant les contraintes du métier de cocher, ils se sentent solidaires, professionnellement, des cochers d'omnibus. Un des fondateurs du "Réunion- Coach", Gordon Bennet, lance donc, dès le 25 mai, une souscription au sein du "Réunion Coach" et envoie, sur ses propres fonds, au directeur du Figaro un chèque de 20000 frs (somme considérable pour l'époque), destiné au syndicat.
La grève s'étant arrêtée dès le lendemain, le directeur du Figaro hésite à transmettre le chèque. Gordon Bennet lui confirme sa décision en laissant au syndicat le libre choix dans l'utilisation de cette somme.
En plus des remerciements officiels du syndicat M. Gordon Bennett a été l'objet d'une attention particulière de la part des cochers. Un certain nombre d'entre eux se sont cotisés pour lui offrir un "fouet d'honneur".
Par contre, je n'ai pas trouvé d'information sur les résultats de la souscription du "Réunion Coach" auprès des passionnés de coaching.
C'est sur cette anecdote que nous terminons cet article.
Le mouvement des employés de la CGO va entraîner, en 1891, de nombreux mouvements sociaux; chemins de fers, sociétés d'omnibus de grandes villes comme Marseille, les boulangers,... Il faut souligner que les conditions homériques de travail des salariés de la CGO sont cependant parmi les meilleures de ce secteur d'activité. Je vous laisse imaginer ce qu'elles pouvaient être dans la myriade de petites entreprises qui s'occupaient de transports publics dans la France de la fin du XIX° siècle.
(*) Baudry s'est inspiré de l'expérimentation de Etienne Bureau, petit fils d'un armateur nantais qui installa pour ses employés une ligne régulière entre son établissement et les entrepôts où se trouvaient les services de douane. Les voitures stationnent sur la "Place du port au vin" devant le magasin du chapelier Omnes dont la vitrine s'orne de la maxime 'Omnes pour tous. De là viendrait, sous réserve, la nomination d'omnibus donnée aux voitures. Baudry reprend ce nom à son compte pour créer son entreprise parisienne, l'"Entreprise générale des omnibus".
Texte
Patrick Magnaudeix
Documentation: collection de l'auteur, Gallica,Hans Paggen.
Petit parisien 1 mai 13 mai 24 mai 27 mai 28 mai 30 mai 1891
l'Univers illustré
Figaro mai 1891
Monde illustré mai 1891
Les omnibus au temps des chevaux
Le petit travailleur infatiguable
100 ans de transport en commun
La presse
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